Pour le 60e anniversaire de la libération des camps, Al Dante publie le document iconographique de référence des camps d’Auschwitz-Birkenau
Jean-François Lyotard, au début du Différend (éditions de Minuit, 1983), analysait en quel sens le témoignage et ses silences ne montraient aucunement que, pour les survivants de la Shoah, la destruction scientifiquement conçue des juifs et des autres minorités n’avait pas eu lieu. S’opposant ainsi à Faurisson, dont les articles avaient été fortement médiatisés à la fin des années 70, il analysait en quel sens le silence et le manque de preuves ne sont en aucune manière la marque de l’inexistence, mais que tout au contraire, par l’imprésenté propre au silence et par l’absence de la preuve historique, se jouait autre chose. Autre chose : le fait que de l’imprésentable du silence s’esquisse la douleur d’un différend qui est inexprimable. Douleur qui doit montrer en quel sens, justement, l’abominable apparaît dans le retrait de la simple dialectique historique. Car en effet, la Shoah et sa logique d’extermination - non pas seulement de concentration - ne figurent pas un simple moment de l’histoire, mais font apparaître la monstruosité humaine dans son déferlement tout à la fois hyperrationnel (logique scientifique de la destruction, tentative de définir scientifiquement et ontologiquement l’identité aryenne) et dans l’aberration d’une idéologie insensée (une bio-politique totalitaire fondée sur l’idéologie de la race).
Le différend dont parle Lyotard tient bien en cet événement unique de la destruction : peu de traces, peu de témoignages, peu de moyens d’entrer dans le litige d’une discussion. Logique du Nacht und Nebel, logique de l’effacement de la “destruction”. D’un oubli de l’effacement. Le différend est cette liaison entre deux partis, où l’un prive l’autre de la possibilité de témoigner et de s’exprimer — de la possibilité d’être entendu. Cela apparaît parfaitement dans ce qu’écrivait Primo Lévi dans Naufragés et rescapés : une logique d’anéantissement qui ne doit laisser aucune trace, aucun moyen d’entrer dans une logique de litiges et de réparation - aucune possibilité de témoigner.
Or, voici que sort en France, publié par les éditions Al Dante et la Fondation pour la mémoire de la Shoah, L’album d’Auschwitz, livre qui réunit en version fac-similé (25x33) les photographies prises par l’officier SS Bernahrd Walter. Ces photographies, si elles ne présentent pas l’activité des chambres à gaz ou du crematorium comme le fit dès sa libération David Olère à travers ses dessins, lui qui fut asservi à la tâche des Sonderkommando du Krematorium III, cependant par leur netteté traduisent et donnent les indices de ce qui s’est produit à Auschwitz-Birkenau durant l’année 1944.
Ce livre, exceptionnel historiquement — préfacé par Simone Veil, avec des commentaires et des analyses de Serge Klarsfeld, Marcello Pezzetti et Sabine Zeitoun — présente les photographies trouvées par Lili Jacob, dans une version très proche de l’album initial, puisque les recherches accomplies par Serge Klarsfeld depuis 1980 lui ont permis de compléter et de retrouver des photographies manquantes.
Ces photographies montrent l’arrivée à la Judenramp des convois hongrois et les étapes qui succèdent à cette arrivée. Elles se donnent comme le fruit d’une enquête photographique de ce qui avait lieu. Pezzetti et Zeitoun exposent cela dans la dernière partie du livre, expliquant le choix des seize photographies qu’ils commentent : l’arrivée, la sélection, le départ des inaptes au travail vers les chambres à gaz et leur dernière halte avant d’être gazés, les sélectionnés pour le travail. Même si les photographies ne présentent pas l’inhumain de la destruction, mais seulement ce qu’il restait de l’humanité dans ces moments de déportation, elles permettent de saisir le processus qui compose cette inhumanité.
Ainsi, il n’est que de voir l’écart entre les visages saisis, visages d’enfants, de femmes, et de vieillards et la situation où ils se trouvent pour ressentir l’écart et la distorsion qui agissent dans ces photographies. Ces photographies sont d’une importance cruciale : elles incarnent les mots, elles montrent des visages, elles sont une preuve incontestable de ce qui devait être effacé de la mémoire des hommes (Simone Veil). Car si d’un côté - et Lévinas nous y a sensibilisés — le visage est le lieu d’ouverture infinie de l’éthique, de l’autre nous voyons le processus organisé de déshumanisation : camp, barbelés, sélection, uniformisation par le crâne rasé et les vêtements concentrationnaires.
Ces témoignages trouvent ici leurs valeurs. Vouloir voir la destruction, comme peuvent la représenter certaines reconstitutions, n’est autre que tomber dans le voyeurisme symptomatique d’une époque qui ne peut se passer de la médiation de la spectacularisation. De plus, c’est aussi une certaine manière d’abonder dans la logique du doute, que veulent instiller les révisionnistes : sans preuve il n’y a pas eu d’événement. C’est ne pas comprendre que cet imprésentable de l’extermination n’est pas un manque, mais le fait même de l’horreur nazie, sa spécificité. C’est ne pas comprendre qu’ici pour nous cet effacement programmé, rationnellement et politiquement organisé, implique une responsabilité. Car la responsabilité ne s’établit pas seulement dans le rapport matériel et visible aux choses, mais dans ce que véhicule comme insondable le témoignage de l’autre.
Et sans doute est-ce cela qui a animé Laurent Cauwet, le directeur d’Al Dante, quand il a décidé de publier, pour ce soixantième anniversaire de la libération des camps, L’Album d’Auschwitz. Car il pourrait paraître étrange qu’un tel éditeur, diffusant surtout de la littérature et de la poésie contemporaines, se décide à publier ce livre, qui au premier abord détone par rapport à l’ensemble des autres publications. Mais cela n’est qu’apparence. Ce qui a toujours intéressé cet éditeur tient à la source, au document, et en quel sens ceux-ci portent en leur matérialité des dimensions sociales, politiques et généalogiques. On pourrait ici rappeler son effort pour publier Julien Blaine et ses Cahiers de la 5e feuille, qui touchent à l’intime de la trace et du résidu en tant que lieu où se joue et se déplie l’origine de la langue dans la singularité du poète. Ou encore plus récemment, la publication des photographies de graffitis anonymes par Jean-Luc Moulène (Le Tunnel — Al Dante, 2005). Si L’Album d’Auschwitz a été publié par Al Dante, c’est à cause de la nature singulière du fait dont il est la trace et de l’imprésentable qui est inhérent à celle-ci.
En effet la photographie tend traditionnellement à la représentation. Et même elle peut venir restituer ce qui n’a plus lieu, qui n’a pu être saisi, comme on le voit dans beaucoup de travaux par exemple de Doisneau, substituant à l’immanence éphémère, une trace reconstituée, l’artifice de la scène. Là, les photographies présentent non seulement ce qui s’est donné dans l’immanence de la souffrance des déportés, sans autre artifice que le cadrage froid et clinique qui s’en saisit, mais elles mettent en abîme la disparition. La disparition n’apparaît pas, car la disparition ne peut et ne pourra jamais apparaître en tant que telle, les nazis l’ayant faite disparaître elle-même. Elle n’a eu lieu que dans son instant. En disant cela, bien évidemment, je me réfère à Lanzmann et à la problématique qui l’a conduit à concevoir le film Shoah. La distance qui nous sépare et la nature de l’événement lui-même ne peuvent d’aucune manière supporter la re-présentation, la présentation faisant effraction face à toute logique de saisie représentative ou de reconstitution, n’ayant de mesure que dans l’irreprésentable de son instant. C’est pourquoi les photographies de l’album, d’aucune manière ne viennent montrer ce qu’on n’avait jamais vu. Bien évidemment, on pourra au détour de certaines photographies, percevoir la fumée opaque et sombre qui s’échappe des crématoriums à ciel ouvert (p. 139), mais rien de plus que ces ombres, rien de plus que ce qui n’est qu’indice, direction d’une présence à jamais infinie pour nous.
Le document nous met ainsi face à notre responsabilité de regardeur. En vouloir plus serait les nier en tant que traces, les soumettre à la relativité d’une attente qui recherche d’autres preuves. Mais les accueillir telles qu’elles se donnent, tout à l’inverse, c’est nous poser dans la distance du disparu et nous laisser investir par cette distance en tant qu’elle est la signature de ce qui a eu lieu. Ce qui a eu lieu n’est pas l’impensable, mais l’irreprésentable. C’est parce qu’il y a cette distance que la pensée se doit de toujours se tenir responsable du pensable, à savoir d’un “à toujours penser”, irrémédiablement toujours se reposer la question de la manière de penser ce qui a eu lieu. C’est cela la responsabilité. Non pas la certitude de savoir ce que c’est que penser l’événement, mais le déséquilibre d’un pensable qui ne saurait se clôturer, d’un pensable qui demande sans cesse à se relancer dans un travail de mémoire, de repenser ce qui a été pensé.
Edmond Jabès, dans Le petit livre de la subversion hors de soupçon, disait : La réponse tue, seule la question sauve. Ces photographies sont, en tant que traces qui portent en elles l’irreprésentable, le seuil de l’ouverture infinie d’une pensée de cet insensé qui ne saurait être représenté.
philippe boisnard
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L’Album d’Auschwitz — préface de Simone Veil. Textes de Serge Klarsfeld, Marcello Pezzetti, Sabine Zeitoun, coédition Al Dante et Fondation pour la mémoire de la Shoah, 2005, format 25x33 cm, 151 p. |
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