Villiers de L’Isle-Adam, Le Convive des dernières fêtes
Voici le sixième volume de la Bibliothèque de Babel. Avec Villiers de L’Isle-Adam, cap sur une certaine idée de la cruauté…
En pleines bousculades livresques, et au plus fort de la difficulté à se dérober à cette déferlante, il est à craindre que, pris dans la tourmente, ce mince volume ait quelque mal à tailler sa place sur les étals des libraires d’autant que, hors sa date de parution, il relève d’une inactualité manifeste : Villiers de L’isle-Adam appartient à un autre siècle, et son style, qui déjà en son temps stigmatisait le sonore dédain en lequel l’écrivain tenait son époque, la médiocrité et les gens sérieux (Jorge Luis Borges, « Introduction »), n’est certes pas de ceux dont on pourra louer la « modernité » – cette « étonnante modernité » dont il est de bon ton aujourd’hui de créditer les textes un tant soit peu anciens pour justifier que l’on s’intéresse à eux. Non, les textes de Villiers de l’Isle-Adam ne sont pas « modernes » en cela qu’on ne trouvera en eux rien qui préfigure les grandes tendances stylistiques actuelles – rien surtout qui annonce la tentation de l’écriture « blanche », tant et si bien abrasée aujourd’hui pour aller « au plus simple de l’expression et au plus direct de la sensation » qu’elle semble devoir aboutir bientôt à réduire le summum du romanesque à un gros pavé de pages… blanches justement.
Bien que son écriture chargée de singularités ne soit pas « moderne », qui cultive les inversions syntaxiques et les termes rarissimes, qui use presque à l’excès de l’italique et du point d’exclamation appuyant des mots isolés – une écriture superlative ! portant chaque phrase à son maximum de rutilance – et qui paraît atteindre un tel paroxysme de raffinements qu’elle ne peut que rompre, Villiers de L’Isle-Adam n’en est pas pour autant un auteur « oublié ». Il est au contraire de ces classiques que l’on a coutume de fréquenter à travers la foule d’éditions critiques, universitaires ou scolaires dont ses textes font l’objet. Ses Œuvres complètes publiées sous la direction de PG Castex et Alain Raitt, figurent même au catalogue de la prestigieuse collection de la « Bibliothèque de la Pléiade » – ce que d’aucuns considèrent comme une consécration. Outre que ses recueils sont régulièrement réédités, notamment en collections de poche qui les rendent aisément accessibles, les contes qui les constituent alimentent maintes revues et anthologies collectives ou thématiques – ainsi trouve-t-on « Le Convive des dernières fêtes » dans l’anthologie Nuits rouges, publiée il y a peu par les éditions Terres de brume, et « Véra » avait été choisi, au côté d’autres récits, par Jean-David Jumeau-Lafond pour aborder la Naissance du fantôme.
Ce n’est donc pas une opportunité quasi unique d’accéder à des textes rares qui est offerte là. Mais l’on appréciera, outre la beauté que confèrent au volume les caractéristiques de fabrication propres à la « Bibliothèque de Babel » telle que rééditée par FMR et Le Panama, de lire ces récits dépouillés de notes, rendus ainsi à un état de pureté littéraire qui permet d’en mieux éprouver les subtiles fragrances – à condition d’accepter de se heurter aux inévitables zones sombres que creuse autour de certaines allusions ou références très marquées sur le plan socio-historique le passage des années. Ainsi n’est-on plus guère au fait des mœurs mondaines ou aristocratiques du Paris fin-de-siècle – du XIXe s’entend – et le sens social des dîners fastueux, des rites du duel autant que l’atmosphère singulière de ces existences recluses dans le luxe échappent à coup sûr à la sensibilité d’aujourd’hui. Peu importe ; cela n’empêche nullement d’entendre l’indicible musique poétique d’une partition descriptive comme celle-ci :
L’air, le mobilier, les étoffes, sentaient un peu le fade : une fluence de veloutines, l’âcre du tabac d’Orient, l’ébène des vastes miroirs, le vague des bougies, une idée d’iris.
ni de percevoir la subtile ironie qui, sans cesse, étire en un rictus certaines ciselures stylistiques :
Le rire strident de ce monsieur me donna l’idée d’une paire de ciseaux miraudant les cheveux.
Ajoutons, enfin, que les sept textes réunis ici bénéficient du surplus de sens que leur apporte d’être mis en perspective par Jorge Luis Borges et la manière dont il les présente.
Villiers, à Paris, voulait jouer avec le concept de la cruauté, tout comme Baudelaire jouait avec le mal et le péché. écrit-il dans son introduction – une phrase clef donnant à songer que l’on ne va pas évoluer en des territoires proprement « fantastiques » – la cruauté n’a pas besoin de la féerie ni des troubles de l’étrange pour s’exercer dans toute sa noire splendeur : quelques personnages humains mais artistement dotés des perversions les plus « naturelles » lui seront un substrat de qualité. À camper ce type de figures, Villiers excelle ! et Borges a choisi pour ce recueil de quoi concocter une terrifiante galerie de portraits « en cruauté » – comme on dirait « en pied » – à travers des récits d’une grande diversité, allant de l’anecdote mondaine – « L’Enjeu » – à la fantaisie orientale – « L’Histoire de Tsé-i-La » – en passant par le conte historique – « La Reine Ysabeau » ou « La Torture par l’espérance. « Véra », le dernier récit, est lui de couleur plus étrange, mais à considérer qu’il décrit une insupportable cruauté destinale qui prive un amoureux ardent de sa bien-aimée, il complète fort bien ce florilège de souffrances et de tortures subies autant qu’infligées. Cette atroce cohorte d’amateurs in suffering – j’emprunte l’expression à Charles Robert Maturin, cité par Michel Meurger dans Le Visage vert n° 14 – ne pouvait avoir de meilleur porte-étendard que ce « Convive des dernières fêtes » qui, intolérablement frustré de ne pouvoir être bourreau, court d’éxécutions en éxécutions en grand admirateur de la Guillotine – encore que la reine Ysabeau aurait pu tout aussi bien prendre la tête de ce funeste cortège et le récit auquel elle donne son nom fournir avec une égale pertinence son titre au recueil…
Ce grand seigneur presque indigent, qui se sentait le protagoniste endeuillé de duels imaginaires et d’imaginaires fictions, a imposé son image dans l’histoire de la littérature française. (Jorge Luis Borges, « Introduction »).
Pour cet hommage magnifique, pour le parfum spécial qui se dégage des pages, pour la belle teinte crème et la texture nervurée de leur papier où s’alignent les superbes caractères Bodoni, pour le format, pour la couverture dont la bordure violine scelle l’union nocturne du rouge profond et du bleu foncé qui rehaussent l’illustration et, enfin, pour qu’il ne manque rien à la belle farandole que dessinent, sur le rayonnage, l’ensemble des ouvrages de la Bibliothèque de Babel au fur et à mesure de leur parution – pour toutes ces raisons et d’autres qui appartiendront à chaque lecteur, les amateurs de belles-lettres et d’esthétisme livresque achèteront ce volume sans plus attendre – eussent-ils déjà en leur possession d’autres éditions des œuvres de Villiers.
isabelle roche
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Villiers de L’Isle-Adam, Le Convive des dernières fêtes (textes choisis et présentés par Jorge Luis Borges), coédition FMR / Le Panama coll. « La Bibliothèque de Babel », septembre 2007 (n° 6), 128 p. – 20,00 €. |
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