Stéphane Lamotte, L’affaire Girard-Cadière. Justice, satire et religion au XVIIIe siècle
L’affaire Girard-Cadière, énigmatique et sulfureuse, est inégalement connue. En témoigne sa présence en filigrane dans les grands manuels d’histoire où, à l’exception des ouvrages spécialisés, elle se trouve rarement explorée dans toutes ses dimensions. De quoi est-il réellement question ? En 1728, à Toulon, la rencontre entre le père Girard, jésuite, directeur du séminaire des aumôniers de la marine, et prédicateur talentueux, et sa pénitente, la jeune Catherine Cadière, portée aux élans mystiques, alimente la rumeur du voisinage.
On s’interroge sur la fréquence des confessions et sur l’extravagance du comportement de la dévote. Le père Girard est accusé de viol puis d’avortement, le scandale défraie la chronique dans les années 1730 : il est question de rapt spirituel, d’enchantement et de quiétisme.
Ces graves accusations portées contre le père Girard font basculer un fait divers, banal pour l’Ancien Régime, vers une affaire politico-judiciaire retentissante, sur fond de querelle religieuse entre jansénistes et jésuites – entre les débats sur la réception de la bulle Unigenitus et l’agitation convulsionnaire à Saint-Médard dans la capitale. Plusieurs juridictions sont mobilisées, tout d’abord celle de l’officialité, qui intervient pour couvrir le bruit du scandale, celle du lieutenant de police de Toulon, et enfin celle du parlement d’Aix-en-Provence, à partir de janvier 1731.
Les témoignages recueillis pour la défense du jésuite ou de la pénitente sont publiés, ainsi que les factums des avocats. Ils nourrissent les prises de position et la passion de l’opinion publique : on se divise, on s’invective, on rit beaucoup, en Provence, en France mais aussi dans toute l’Europe. Les discours deviennent alors aussi importants que les faits, l’information circule et l’affaire se déploie dans différents espaces, de la rue aux couloirs du parlement, en passant par les cabinets des curieux.
Les commentateurs – épistoliers (Marais, Bouhier, Caumont), satiristes, journalistes, écrivains (Voltaire) – ajoutent un filtre supplémentaire aux brumes qui entourent la procédure. Au final, les juges aixois se divisent, on met en cause leur probité, le verdict indécis ne satisfait personne. Le père Girard est blanchi, mais l’antijésuitisme déclenché par le procès laissera des traces dans le mouvement qui mène à l’exclusion de la Compagnie trente ans plus tard.
Cette affaire montre bien comment la justice est mobilisée de différentes façons, et comment l’institution est perçue et jugée par un public attentif à ses soubresauts, à l’heure de causes célèbres.
Pour autant, l’affaire complexe, véritable Rubik’s cube historique ne se résume pas à ce seul objet. La dimension religieuse du fait divers, réelle et complexe, souvent occultée, est bien étudiée dans cet ouvrage. En effet, la pratique religieuse de Catherine Cadière mérite d’être examinée. La jeune fille, appartenant à une petite bourgeoisie toulonnaise sans distinction particulière, atteste de stratégies visant à valoriser les manifestations de sa foi.
L’excès de son comportement – stigmates, extases répétées – témoigne de son attachement religieux et de ses revendications. Catherine ne se résout pas au rôle de dévote, elle aspire à la sainteté. Son lien avec le jésuite Girard est à ce titre intéressant : ce dernier, à la fois confesseur et directeur de conscience, utilise les dispositions de sa pénitente pour fabriquer sa sainte.
En même temps, la jeune fille, dans une stratégie d’individuation, se sert du jésuite pour, peu à peu, conquérir une autonomie. Ses lectures spirituelles ainsi que les relations nouées avec ses compagnes du couvent Sainte-Claire d’Ollioules nourrissent une foi qui l’aide à surmonter les épreuves d’un procès retentissant. C’est bien un objet historique singulier, complexe et mystérieux qui nous est présenté ici.
Reste une dernière face du cube à explorer. Religion et libertinage cheminent souvent ensemble au Siècle des Lumières : de fait, le rappel des aspects croustillants de l’affaire, souvent connue par l’entremise de l’anagramme de Girard – le père Dirrag de Thérèse philosophe – est bienvenu et la publication d’un florilège des estampes érotiques qui ont illustré le procès n’est pas l’aspect le moins intéressant de ce travail.
Les motifs de la séduction sont bien au cœur de la controverse, sous ses différentes déclinaisons : le sens fautif – l’action de détourner quelqu’un du droit chemin, de prendre à part – et le sens plus courant – tout ce qui dans une personne ou une chose exerce un attrait irrésistible. Les derniers chapitres apportent, pour terminer, un éclairage historiographique neuf en étudiant le devenir de l’affaire après l’affaire.
En effet, l’affaire ne s’arrête pas en 1731, comme si l’histoire échappait à toute conclusion. Au XIXe siècle (avec Michelet, entre autres), comme au XXe siècle, l’histoire resurgit selon les enjeux du temps, en ajoutant des éléments de fiction ou en reprenant sa force polémique. C’est pourquoi cette interrogation sur les mémoires de l’affaire qui examine les variations de ses réécritures, oscillant entre fascination et déviance du XVIIIe à nos jours, enrichit et élargit le champ du sujet.
Aujourd’hui encore, les éléments savoureux de cet objet historique singulier font écho à d’autres affaires et permettent à chacun de s’y retrouver. Le livre, réduction de la thèse de doctorat de l’auteur, a obtenu le prix Thiers – prix d’Histoire de l’Académie d’Aix.
louis taillandier
Stéphane Lamotte, L’affaire Girard-Cadière. Justice, satire et religion au XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, Presses de l’Université de Provence, 2016, 306 p. – 28,00 €.