Louise Wailly, La joie !

Louise Wailly, La joie !

Réalité augmentée

 Ce qui est le plus saisissant à la lecture de la dernière pièce de Louise Wailly, c’est sa relation à la réalité. La dramaturge élimine la référence à la réalité, confie son écriture à un statut poreux, ambigu, où le théâtre lui aussi se dédouble dans son image, lien narcissique entre l’image vue du miroir et le miroir.
Ainsi, la vie y est quintessenciée jusqu’à habiter la langue des personnages, lesquels n’ont pas de psychologie, ce qui permet de toucher à l’existence, sorte d’état primaire où circule l’essence, la partie la plus squelettique d’un personnage de scène.

Ce sont des personnages de plateau, des êtres de papier aurait dit Valéry, qui étudient leur présence, qui fondent aussi le mystère du théâtre : lieu de fiction imagée, agrandie, augmentée à la taille de la vraie vie sur scène, statut hybride entre les réalités du plateau (ou du livre) et leur dénomination. Car ici, hormis la présence d’un cafard du même type que celui de Kafka ou encore de la blatte de Clarice Lispector, le reste est flottant, répliques flottantes entre des personnages sans nom, noms non précisés, juste réduits à une instance de langage comme l’est de fait en partie la scène de théâtre. Il y a ici un peu de l’Amédée ou Comment s’en débarrasser.

Donc nous sommes dans un exercice de fiction, ou plutôt en une certaine accointance à la fiction, fiction sans récit, juste repliée sur elle-même. La vérité n’existe pas si elle doit se cantonner à mimer la vie. La vérité est un langage.

Il ne m’arrive rien, il ne peut rien m’arriver, je dors. Je suis fatigué de dormir. Je suis fatigué parmi tant d’autres fatigués, je ne sais pas comment nous allons finir par nous réveiller – comment ?

J’essaie un truc : je me secoue un bon coup… Avec un peu de chance, cela secouera le monde ?

Ou

Je ne serai pas triste ou maussade, je ne serai pas aigri, je ne serai pas terne, je ne serai pas mal à l’aise, je ne serai ni détruit ni achevé, je m’élève – je ne vais pas me suicider.


L
e théâtre est le lieu où se jouent les interrogations d’une société, questions qui lui sont contemporaines, et ce faisant, purge les êtres, devenus citoyens, de leur altérité de personne, afin de communier ensemble, de contribuer au potlach du plateau, faire d’une aventure personnelle une aventure collective. La parole de théâtre est constituée de cette énigme : dire cela avec la chair, mais dire cela avec l’art de représenter, l’art du théâtre.

Le théâtre de L. Wailly est une lutte dramaturgique qui évacue le réel, qui le limite à un espace intérieur dans lequel l’écriture s’appuie mais ne se fait pas miroir ; ici, pas de mimodrame mais de la tragédie. Pas de réalité contingente, mais une occupation des lieux intérieurs de la fiction, fiction sans vrai début ni vraie fin, mais un peu comme suspendue, ou peut-être, comme Maurice Pialat filmant sur le set de cinéma ses acteurs à leur insu et ne leur disant jamais : action !
Mais ce n’est pas non plus une pièce à thèse. Quoi qu’il en soit, le lecteur produit sa propre histoire et sort de cette confrontation avec un cafard de théâtre, quelque chose d’effrayant et de profondément bizarre.

didier ayres

 Louise Wailly, La joie !, éd. les bras nus, 2023, 12,00 €.

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