Les mondes à soi

Les mondes à soi

Quel point commun y a-t-il entre Jean-François Stévenin, Ernst Jünger, Bohumil Hrabal et Nelly Froissart ? Ils sont tous morts ? Non. Ils ont un monde à eux grâce auquel nous bichons.

Prenons « Passe-montagne », ce film foutraque dans lequel un garagiste loufoque rencontre un architecte à la dérive. Que s’y passe-t-il ? Rien. Les deux compères de fortune cherchent une vallée inconnue, la « combe magique » pour l’explorer sur un oiseau de bois. Ils partent dans la forêt et vivent plusieurs jours avec des villageois dont l’alcoolisme parle patois.

Ce film de Jean-François Stévenin est splendide car il poétise une voiture, une anisette et la marche dans la neige : même une tronçonneuse prend des dimensions épiques. Il est à la fois la recherche d’un lieu perdu qui miaule dans l’horizon, de la pierre philosophale, du dahu et de la ville d’Ys que camouflerait une Atlantide dans le Jura.
On a envie d’entrer dans ce chambard, dans cette auberge des vallées sans espoir, des bals où la « danse des canards » fait office d’homélie pour les verres renversés. Stévenin a un monde à lui, ni gai ni sombre, où l’hallucination est une balle perdue qui foudroie la roche, où la combe elle-même disparaît dans la poussée de sa non-découverte.

L’âme s’ouvre, non comme une banane molle chauffée au soleil d’une lunette arrière de grosse cylindrée, mais comme une âme doit s’ouvrir : sans autre perspective que son ouverture, fermant un moment tous les accès à cette vie sociale où rien ne se passe jamais ! L’ultime image du film où Jacques Villeret est assis sur l’oiseau de bois et de plexiglas face à la vallée après une nuit d’orgie dit tout, c’est-à-dire rien qui puisse être senti collectivement.
L’instinct grégaire, la météorologie, la soupe aux poireaux, les balades en famille, les soldes ignobles ont disparu ! Vous êtes seul et vous ne souffrez plus de la multitude.

Ernst Jünger vous entraîne sur un autre plan de vous-même. Dans son essai La guerre comme expérience intérieure, il parle de ce que nous ne comprenons plus. C’est un livre sur l’incompréhension, la joie du gang et de la violence.
La guerre est perçue comme « une volonté plus âpre de saisir la vie à bras-le-corps, une jouissance plus fervente de l’être, dans la danse des éphémères sur gueule béante d’éternité ». Heureusement que cet immense écrivain est mort, sinon il faudrait le fusiller à l’aune des bêlements des « hannetons microcéphales » qui évaluent l’existence en regardant leur penderie avec l’œil amoché des salles de spectacle, tout en faisant le plein pour partir en vacances.

Que nous dit Jünger ? Il nous dit que la guerre pour lui, dans son univers à lui, a été une bénédiction. Pris par sa main, on entre dans les tranchées avec nos patins : les rats sortent des bas-ventres. Les obus éclatent comme « des mimosas en fleurs ».
La vitalité est vivifiée. L’horreur même devient un caprice de la volonté affermie, une manière d’être tendre devant la beauté de donner la mort pour préserver sa vie. Dans sa guerre, les neurones n’ont pas de casques à pointe. Les baïonnettes sont vives comme des truites sur le rivage selon l’expression de Lorca. A
près tout, ne lit-on pas L’Iliade avec des yeux humides. Patrocle a une multitude d’enfants.

Mais rentrons dans une taverne praguoise car les attaques m’ont donné soif. Hrabal, la tête dans une bière, persifle en riant. Son monde à lui, c’est celui des perdants qui soulèvent à la fin le bouclier de Brennus. Il a toujours une astuce, une combine et une ironie capable de les supporter, qui lui permettent la mousse surnuméraire, celle qui prend la polka pour une invention des punks.
Sur son globe, seuls les taulards sont tatoués (aujourd’hui, on a le sentiment que tout le monde sort de taule), seuls les Tziganes ont des boucles d’oreilles et les bovins, des boucles de nez. Mille anecdotes courent dans l’estaminet : les femmes, les gnons, les beuveries, les mille et un départs avortés, les polices secrètes se superposent ou fusionnent, transformant un écrivain caustique en délateur impitoyable, une beauté séduisante en boxeuse, un ami de toujours en ennemi pervers. E
t tout cela est léger. Hrabal est une crème qui écrit des légendes aériennes dans une époque en Godillot. Avec lui, un ceinturon ne devient jamais un fouet : il lace et enlace.

A présent que j’ai fait la guerre dans le Jura, en me soûlant à la bière tchèque, j’ai envie de contrer la gueule de bois en parlant du premier recueil de poésies de Nelly Froissart Du sable à la mer.
La poésie laisse seule « la dernière trace sur la mer ». Dans ses courts poèmes, Nelly Froissart nous berce de vagues et de combats mais la somnolence ne vient jamais, contrecarrée par les vomissures, les transats en formation d’attaque sous la houle de soleils apprêtés pour vous en faire voir de toutes les couleurs et la terre qui s’éloigne dans le marais maritime.

Cette poésie est vive et tenace : elle crapahute dans un pré carré comme une étoffe de marée ; elle s’immisce « au trou / où tu iras / ressasser tes morts » au fond duquel la nuit est « barbelée de cigales ». La poésie, ici, est de la viande et du « cœur de méduses mortes ».
La poétesse frappe fort. Cela cogne comme de la grêle sur la véranda dans une atmosphère sans tendresse si on la considère comme l’antithèse des plaies. Quand un poète naît, le monde devient plus robuste, moins pleurnichard, plus apte aux amours bouillantes de telle sorte que le canular s’habille en calembour pour ne pas les réserver ou sombrer dans de mélancoliques torpeurs.

La poésie amenuise ce qui est grotesque pour s’emparer de ce qui est une forme de destin sans destination, de belle étoile dans une colonie pénitentiaire. Si l’existence humaine n’a pour finalité qu’un documentaire animalier de plus, la poésie est le contrepied de la caméra au poing et de la recherche d’un objet quelconque.
Nelly Froissart a-t-elle besoin d’être lue ? Oui, comme toutes les énigmes désertées. Approuvée ? Non, comme tous les vrais écrivains apeurés par les symboles.

valery molet

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