John Rechy, Numbers
Laurence Viallet nous a appris à constituer une bibliothèque idéale par des traductions d’auteurs indépendants. Après la géniale et subversive Cathy Acker, elle propose le deuxième roman de John Rechy. Il reçut aux USA un succès comparable à son premier livre Cité de la nuit mais n’avait à ce jour jamais été publié en français.
L’histoire est celle d’un ex-prostitué de retour à Los Angeles. Après un exil dans la ville du Texas de son enfance, il retrouve l’immonde cité des anges et renoue voire multiplie son goût du plaisir et des conquêtes anonymes entre plages, parcs, cinémas, bars, etc.. Le personnage est un jouisseur des temps modernes, Narcisse au plus haut point il trouve dans la ville son miroir. Mais les alouettes veillent au grain.
A force de se vouloir charmeur parmi les séducteurs, il se brûle les ailes à son propre reflet. Sa vie à l’envers devient un feu follet Il frôle la folie ou s’y engage inconsciemment dans une sorte de frénésie parfois comique mais que l’artiste met en abyme par la description des lieux et d’une faune mythique imprégnée de désir et de consommation sexuelle effrénée.
Mais le jeu bascule dans un univers nostalgique, canaille et élégiaque. Numbers est donc l’histoire crue d’une époque mais aussi une réflexion sur le temps qui passe. Le tout dans une langue où comme chez Cathy Acker le verbe le plus cru se mêle à une poésie captivante dans le jeu du hasard contre la mort.
Chaque moment finit juste après un « Viens » qui fracasse la tranquille continuité de la vie. Elle se dissout dans un discours iconoclaste à la fois existentiel et essentialiste là où, pourtant, la solidité provisoire de la matérialité compense la pénurie des affects et permet de remplir le vide de l’existence. Le langage n’a pas pour but la coagulation des fantasmes mais la coulée du monde dans la marmite où le pouvoir gigantesque de l’amour est remplacé par celui de la performance qui, à mesure que le temps passe, laisse de plus en plus dubitatif.
Il convient donc d’entrer dans la nudité de ce livre « drawing by numbers » comme aurait pu dire Greenaway. Le tout dans une densité au lyrisme particulier puisque atonal dans la mesure où la poésie ne chante pas sinon au son des guitares sursaturées. Les mots de l’auteur y puisent leur réserve au milieu des pestes larvées qui terrassent au nom d’une sorte de vanité là où le plus « trivial » possède malgré tout une vérité animale comme seule vertu.
jean-paul gavard-perret
John Rechy, Numbers, Traduit de l’américain par Norbert Naigeon, Editions Laurence Viallet, 2018, 256 p. – 22,50 €.