Ilaria Tuti, Le bal des vautours
Quand un Alzheimer galopant…
Ilaria Tuti a commencé par publier des histoires policières et fantastiques dans des magazines et des anthologies. C’est en 2018 qu’elle débute dans le roman policier avec le thriller Flowers above Hell – Sur le toit de l’enfer – où elle anime la commissaire Teresa Battaglia âgée de soixante ans, spécialiste du profilage, une héroïne bourrue à l’excès mais intègre, dynamique, et pleine d’empathie.
Elle propose, avec le présent roman, la cinquième affaire de cette femme atteinte, aujourd’hui de la maladie d’Alzheimer.
Au petit matin, Massimo Marini, le policier qui fait partie de l’équipe de Teresa, avant que celle-ci soit démise de ses fonctions, est au bord du lac de Cornino. Il a été alerté par un appel téléphonique anonyme. Il repère deux corps, l’un allongé, l’autre penché sur le premier. Il découvre Teresa Battaglia à genoux, les joues maculées de sang, tenant le corps d’un garçon mort. Elle demande à l’arrivant de l’aider à le déplacer car elle craint que les vautours fauves ne le dévorent.
Massimo veut éviter qu’elle ne soit impliquée. Ses crises peuvent l’amener à des actes extrêmes. Il appelle Parisi, son collègue, et tente d’effacer quelques traces avant l’arrivée de tous les services policiers et judiciaires. Le garçon est vite identifié car il est l’auteur d’une vidéo, postée sur un réseau, par laquelle il prend congé du monde. Mais l’examen du corps révèle des blessures qui renvoient aux pratiques d’une secte très ancienne qui a la réputation d’être prête à tout pour se défendre.
L’équipe de Teresa, aidée par elle, va devoir plonger dans les profondeurs de l’histoire locale à la traque de traditions anciennes, une quête qui va s’avérer bien riche en péripéties et en dangers…
La romancière met en scène une figure d’héroïne rare dans la littérature policière contemporaine. Elle propose, depuis le début de sa série, une femme dans la force de l’âge, devenue malade, mais qu’elle dote de valeurs morale et intellectuelle déterminées. Loin des modèles de la séduction ou de la maternité, elle fait incarner par Teresa une féminité capable d’affronter les symptômes du vieillissement, de façon à la fois résistante et lucide.
Avec ce nouveau tome, Ilaria Tuti poursuit sa ligne narrative singulière en croisant les codes du thriller à des thèmes relatifs à la mémoire, à la culpabilité et aux racines du mal. En ouvrant son récit sur cette scène énigmatique, elle installe une tension fondée sur une incertitude métaphysique : qui est Teresa à ce moment, pourquoi est-elle ici, dans la nuit, au bord de ce décor désolé ? Il lui faudra, elle et ses amis, affronter ses propres ombres pour aller vers une vérité qui se dérobe sans cesse.
Une large partie de l’intrigue s’appuie sur la mise en lumière d’un réseau de croyances ésotériques, de rites sacrificiels, et de manipulations mentales. Cette histoire est pour l’auteure, un moyen de s’interroger sur le mal, sur cet héritage qui peut être familial, historique, culturel. Elle explore les mécanismes de transmission de traumatismes, de silences complices, de loyautés toxiques.
Cette région italienne du Frioul, ce territoire sauvage nourri de mythes, est un personnage à part entière. Et le choix du lac de Cornino n’est pas dû au hasard. Comme son environnement de forêts, de grottes, d’espèces de vautours, il se définit comme un lieu de mémoire, une sorte d’archive des violences humaines, imprégnée de celles des sectes multi centenaires, des cultes enfouis.
Ce bal des vautours compose un ballet entre vie et mort, entre mémoire et oubli, entre enquête et initiation. Sa lecture interpelle et séduit, menant à des réflexions aux résonnances philosophiques tout en servant un récit en tension pour une intrigue sur le fil du rasoir. Superbe !
serge perraud
Ilaria Tuti, Le bal des vautours (Madre d’Ossa) traduit de l’italien par Johan-Frédérik Hel Guedj, Robert Laffont, coll. La Bête noire, août 2025, 432 p. – 21,90 €.