
Emmanuel Brault, Walter Kurtz était à pied
De la violence de l’entreprise coloniale
Quelle étrange histoire que celle de Dany et de sa jeune soeur, Sarah. Ils vivent, comme la plupart de leurs congénères (les « Roues »), dans un monde où la voiture est devenue le centre névralgique de toute existence.
On y vit, on y dort, on y meurt, comme des nomades sans attaches, d’une station-service à l’autre. Point de salut sans les crédits que les kilomètres avalés leur permettent d’engranger pour consommer.
Il faut rouler, toujours, sur l’asphalte ; prendre garde à ne jamais quitter des yeux cette ligne, sur des routes à n’en plus finir, qui guide vers le néant cette civilisation faite d’essence, d’huile et de tôle.
Puis vient l’accident, qui contraint les deux jeunes gens à abandonner leur carlingue et à pénétrer l’autre monde, celui des « Pieds ». Leur destin s’en trouvera bouleversé, comme celui de leur univers tout entier.
Pénétrer ce monde n’est pas chose aisée. Rien n’explique ce contexte un peu abracadabrantesque. La logique et le bon sens sont chahutés et ne trouvent pas grand-chose à quoi se raccrocher pour éviter la sortie de route. Mais la plume, soignée, précise et facile d’accès aide l’imagination à prendre le pas dans ce récit déroutant (sans jeu de mots). On abandonne alors le terrain des choses crédibles pour ne plus se consacrer qu’aux aventures et mésaventures des deux protagonistes.
Mais, bien vite, s’en tenir au texte (fut-il chatoyant) ne suffit plus. Une approche métaphorique ou allégorique, au choix, devient nécessaire pour saisir le message (à peine) voilé contenu dans l’ouvrage. Ce message semble pluriel. Lequel retenir ?
En cela, le titre (jusque-là dépourvu de signification évidente) aide. On fait le rapprochement, dès lors, avec un ouvrage du tout début du vingtième siècle (Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad) qui dénonce la violence de l’entreprise coloniale et qui, derrière cela, offre une vision profondément pessimiste sur la nature humaine. Le parallèle est assez saisissant.
Et l’auteur de faire de ces « Pieds » et de ses « Roues » (le choix de ces termes prend alors tout son sens : ils transposent un état civilisationnel), les colonisés et colons d’antan dont le primitivisme (supposé) des premiers n’a d’égal que la sauvagerie (évidente) des seconds. Ce deuxième degré de lecture s’avère nécessaire pour donner au texte une profondeur qui, sinon, laisserait quelque peu dubitatif sur le plan de l’histoire elle-même.
Si l’on fait sien ce message et que l’on s’abandonne à la transposition, on pardonne à l’ouvrage de ne pas suffisamment expliquer le contexte orphelin d’origine et d’histoire dans lequel le lecteur évolue et de proposer des personnages auxquels il manque une certaine tessiture (mais, au fond, dans un tel univers, peuvent-ils réellement en avoir ?).
On pardonne parce qu’alors, au détour de chaque phrase, de chaque situation, on est transporté : dans notre histoire (la vraie), avec ce qu’elle recèle sur notre nature.
Et l’on pressent, à la toute fin du roman, les conséquences qui pourraient résulter de nos exactions passées.
darren bryte
Emmanuel Brault, Walter Kurtz était à pied, MU (label des éditions Mnemos), mai 2020, 256 p. – 20,00 €.