Didier Ayres, L’expérience littéraire : être absolument moderne
Invité à prononcer une conférence lors d’un colloque sur l’innovation poétique à l’université Birkbeck, university of london les 18 et 19 avril 2024 (Les pratiques poétiques novatrices de langue française au 21ème siècle), notre collaborateur Didier Ayres, ayant rédigé son allocution mais ne pouvant hélas ! se rendre finalement sur place, nous a autorisés à diffuser dans nos colonne ce texte (suivi d’une traduction en anglais).
La nouveauté est dans l’esprit qui crée et non pas dans la nature qui est peinte. […] Toi qui sais qu’il y a toujours du neuf, montre-le-leur dans ce qu’ils ont méconnu. Fais-leur croire qu’ils n’avaient jamais entendu parler du rossignol et du spectacle de la vaste mer.
Eugène Delacroix
Les hommes supérieurs sont naturellement novateurs. Ils arrivent et trouvent partout la sottise et la médiocrité qui tient tout dans sa main, et qui éclate dans tout ce qui se fait.
Eugène Delacroix
Il me semble qu’il faut d’abord réinterpréter la notion d’innovation – dans le sens de l’apport de quelque chose de neuf, chose émanant d’une primauté du répertoire de la production littéraire – car cette notion est en somme liée à un temps historique précis. Pourquoi mettre en crise cette épithète, sinon pour faciliter la compréhension de l’innovation en cherchant ainsi à lui procurer un éclairage zénithal ? Ainsi remplacerais-je le mot innovation par celui d’expérience, même si ce choix reste ambigu, notamment dans le sens philosophique du mot. Parler d’expérience ici, ce n’est pas parler de l’expérience scientifique. Car cette dernière part d’éléments matériels dans le but de provoquer toujours la même réaction. Je parle donc d’expérimentation au sens le plus simple, c’est-à-dire celui de chercher, réfléchir, scruter, imaginer. Je m’en tiens surtout à expliquer et à mettre en valeur une tentative, ou plutôt des tentatives qui se matérialisent presque à l’insu du poète. Le poète ne décide pas d’ailleurs de la nouveauté, car malgré tout le doute persiste sur la qualité nouvelle de son poème. La connaissance qu’il a de la modernité de sa prose, se meut de l’amont à l’aval de la création poétique sans qu’il ou elle, « absolument moderne », suive avec précision les pas qu’ils font franchir à la poétique. Dans l’expérience, quelque chose tremble.
En second lieu, il faut ajouter un mot au sujet des avant-gardes « d’artistes qui refusent toute affiliation avec leurs prédécesseurs et se placent donc en porte à faux en refusant tout art antérieur. Le terme est souvent utilisé en art à propos d’artistes qui « seraient » en avance sur leur époque »(citation wikipédia). Ces avant-gardes sont évidemment historiques et sujettes à leur époque, leurs quêtes esthétiques devenant un acquis général de la poétique, des poétiques universelles liées profondément à des expériences mentales. Qui ne ressent pas à la fois la forme dite moderne et la structure dite classique jointes dans ce poème de Mallarmé, Un coup de dé,ainsi queceluid’Apollinaire, Calligrammes, ou dans n’importe quel poème d’Anne Sexton ou encore au sein de la poursuite étrange du poète portugais Herberto Helder ? En outre, le poème pourrait-il convenir à la définition de Léonard de Vinci : cosa mentale ? Également, en inversant la définition de de Vinci, la cosa mentale correspond-elle aujourd’hui à des problématiques contemporaines ? En revenant au 20ème siècle, après les imagistes (qui sont des post-romantiques, en les personnes de Henry Longfellow et Alfred Tennyson), puis après la méthode programmatique d’Ezra Pound, sachant aussi que Dada a été absorbé par le surréalisme, lequel précédait les écoles bruitistes qui se transformèrent en performances durant les années 1950-1960-1970, sans poursuivre pied à pied la liste des écoles, je crois que l’on aboutit maintenant à communiquer la poésie grâce à la cybernétique.
À travers ces quelques exemples, je crois qu’il faut retenir que chaque tentative poétique reste tendue et en relation directe avec la question de l’Histoire, histoire des créateurs, histoire des œuvres, histoire politique, histoire économique, histoire sociale. Les bâtisseurs que sont les poètes, à leur corps défendant, sont contenus dans l’histoire de la littérature et penchés sur leur propre connaissance de vie et d’écriture. Dada, la performance, le ready-made, l’event, le happening ont donc à la fois traversé l’artiste et le temps de l’artiste.
Il est nécessaire pour aborder la poésie novatrice de la réduire à un temps, à l’époque où elle est novatrice. Car l’œuvre réduit et en même temps ne contient pas tout à fait la substantifique moëlle de la durée humaine. Chaque artiste spécule sur les traces qu’il ou elle est susceptible de laisser et encore de façon à ce que celles-ci demeurent. Tout cela en dehors de la sphère d’un empirisme pionnier. Ces poèmes nouveaux doivent encore effacer l’impression de la recherche pour que rien ne subsiste du temps historique qu’ils traversent. Innover c’est quelque chose qui nécessite l’établissement d’un système dont la nature se doit de bousculer le public et atteindre une acmé étiologique, laquelle a pour objet la recherche des causes, donc des grandes profondeurs du langage vivant dans l’abîme du for intérieur du poète.
En utilisant le mot expérience, je veux élargir maintenant mon propos à sa définition philosophique. L’épreuve sensitive s’oppose en philosophie à l’entendement car celle-là même, si elle aveugle le regard du poète en train d’écrire, demeure reconnaissable en vue de la vraie vie de l’auteur, sa matérialité. Donc le raisonnement a une part faible dans la constitution du poème, lequel par exemple peut s’enrichir d’anacoluthes, de néologismes, d’oxymores. Il faut savoir parfois dire le contraire de ce que l’on pense pour arriver à la beauté. À ce sujet, la beauté est peut-être la seule à ne pas être historique mais traversant et possédant sa propre historicité, d’où son universalité…
L’expérimentation de la langue en passe par ailleurs par des objets concrets et dont la réalisation s’invente et se produit au milieu de signes physiques : pages, manuscrits, carnets, dactylographies, transports cybernétiques. Mais personne n’est assuré de la durée de l’œuvre au sein des diverses époques, car le travail peut aussi se construire en réaction à une école proche ou lointaine, ou à tel auteur ou autrice, tout en restant dans une dynamique d’expérience, et peut-être la stimulant. L’avant-garde dans ce sens est plurielle. Quoi qu’il en soit, écrire a partie liée avec les phénomènes, et confine à une espèce d’alchimie à moitié contrôlée, vacante, meuble, dans laquelle le ou la poète se dirige en aveugle.
Pour éclairer mon propos, je citerais quelques lignes décisives de Michel Collot : Évoquer l’« expérience poétique », c’est bien sûr s’exposer au risque d’introduire dans l’analyse une part de subjectivité. Mais en omettant d’en parler, on courrait le risque beaucoup plus grave de priver la poésie d’une dimension essentielle, d’oublier qu’elle est l’aventure d’un sujet engagé tout entier dans une traversée du monde et du langage. »
Je préfère interroger la recherche praxéologique afin d’en déduire qu’écrire ne se vérifie par aucun terme rationnel hormis, dans un sens, qu’avec le récit. Le résultat est un second moment de l’écriture, non pas sa principale préoccupation. Pour analyser un peu plus finement ce que j’essaie de vous communiquer, j’en appellerai à une sorte de phénoménologie des œuvres d’art, le mot expérience prenant alors toute son importance. Écrire quelque chose d’inédit, ancré au sein de signes communs, peut s’interpréter en termes de phénomènes chimiques, photographiques, où le texte suit la phase de la prise de vues, de reproduction grâce à des révélateurs fixateurs/développateurs. Et le texte de ce fait se rend apparent et trompe ou ne trompe pas les grands cadres qui l’ont vu naître, c’est-à-dire les réflexions profondes de l’histoire littéraire, dont le prisme va de l’invention académique et par exemple, à l’œuvre bruitée d’Henri Chopin (1922-2008). Que serait-il advenu d’André Breton s’il n’avait pas lu Lautréamont ?
L’expérience joue sur l’immédiateté du sentiment, émotion capable de mettre en danger le lecteur à la suite du poète. Un vrai poème n’est en vérité qu’une continuelle expérience de soi, de ce que l’on écrit ou n’écrit pas. Le phénomène commun à toutes et à tous est la recherche de la lumière, des phénomènes liés à la lumière, ici comprise dans cette double acception scientifique : corpuscule et onde, où les ténèbres prennent aussi tout leur sens comme effet miroir, afin d’aboutir à une totalité de l’être.
Ce faisant, les formes, les époques, les styles, les écoles, l’ensemble est relativisé par la vie intime de l’écrivain pour qui écrire est lumineux ou obscur. Ainsi, la poésie ne pourrait évoluer sans se frotter à la nouveauté de sa propre expression prenant foi dans la texture de l’instant et de ce qui la lie au passé.
Pour dépasser un instant l’inscription historique de certaines littératures expérimentales, il faut peut-être revenir à quelques généralités utiles afin de définir mieux le champ appelé expérience. J’y vois pour ma part un buissonnage, une façon pour l’auteur, l’autrice, de hanter la page et lui offrir un indestructible mouvement faisant du poème une œuvre nouvelle. C’est la seule solution pour rendre possible et faire exister un style propre aux génies – j’en reviens pour cela à Aurore de Nietzsche.
Cependant, l’on peut parler du lendemain de l’art et évoquer la stupéfiante longévité de la peinture chinoise de paysage, où mille ans ont passé accouchant de différents génies, ressassant une rhétorique inépuisable. Donc le recours à la rhétorique n’est pas un encombrement à la nouveauté. De ce fait, l’Histoire se contracte à chaque saison, à chaque école, à chaque renouvellement – et je pense en particulier à la forme 5/7/5 du Haïku qui provient du Tanka.