Didier Ayres, H.P. (Scènes de désespoir et de miracles) — 11

Didier Ayres, H.P. (Scènes de désespoir et de miracles) — 11

lelitteraire.com pro­pose de manière inédite à ses lec­teurs ayant appré­cié les billets “en marge” de Didier Ayres de décou­vrir chaque semaine une par­tie de son oeuvre théâ­trale, « H.P (Scènes de déses­poir et de miracles) »

avant-propos de l’auteur :

H.P. porte un regard sur l’institution psy­chia­trique. En 12 scènes on y retrouve l’essentiel des vrais moments d’un asile, des séquences véri­diques de ce lieu de sur­veillance : les infir­miers, les patients, les thé­ra­peutes, les familles, l’heure du thé dans l’après-midi, la nuit avec ou sans som­meil, la conten­tion, les conver­sa­tions entre les asi­laires, etc. Ce qui res­sort de cette plon­gée en milieu hos­pi­ta­lier, c’est la souf­france de tous et de cha­cun, dou­leur qui s’exprime soit par l’angoisse, soit par le rire.

C’est ce des­tin d’une com­mu­nauté de vivants — comparables à des détenus — qui m’a poussé à ima­gi­ner cette pièce. La ten­sion dra­ma­tique, ten­sion d’êtres humains bous­cu­lés comme en une nef des fous, pour moi a fait théâtre (plus à mes yeux que la célé­bra­tion d’un office reli­gieux). Ce qui est sacré ici, c’est cette focale sur le fond de l’être. Ainsi, « le monde est un théâtre ».

didier ayres

lire la scène 10

 

Scène 11 :

(Au téléphone)

C’est toi ?

 

Oui, il pleut et c’est horrible de voir le jardin avec toute cette pluie, car m’am est venue, elle était malade, elle toussait, en dix jours c’est rapide, non ?

 

Elle est restée ici, avec moi, une partie de l’après-midi, tu sais, elle est fatiguée, c’est dur, et elle ne savait pas pourquoi.

 

Oui, j’ai bu le thé à cinq heures, et l’infirmier m’a dit que j’allais mieux, doucement, mais mieux, et que l’on allait espacer les électrochocs, jusqu’à nouvel ordre.

 

Une vie normale, avec des heures, et je n’ai pas de stylo, je sais bien ce que tu penses, que je retrouverai pas une vie normale, et je note tout ça pour m’en souvenir, au moins de l’intention, car ça peut arriver.

 

Oui, des transmissions de pensée, ça arrive, ce n’est pas un état normal, mais ça arrive.

 

Les médicaments ? Je vais mieux, par pallier, ils disent que je suis intelligent, qu’il n’y a pas de raison que je m’en sorte pas, mais que cela peut durer un moment, la guérison, les électrochocs, il faut être patient, patience, épreuve, croyance, charité, et c’est trois prises de sang par semaine, le personnel soignant a une cafetière électrique dans le bureau des infirmières, et moi je vais dans la bibliothèque, car cette pluie, je ne supporte pas.

 

Oui, j’ai mangé la boîte entière, tes pâtes de fruit.

 

J’ai bu un thé à la menthe, ils disent que j’ai 54 ans aujourd’hui, et toi, t’as quel âge ?

 

On a partagé le gâteau, et elle revient vendredi.

 

Non, je ne répète pas, je ne répète pas, je dis pas toujours la même chose, je suis soigné, alors qu’ils m’avaient mis les menottes, alors que j’étais pas dangereux, j’étais juste excité, très angoissé comme tu dis.

 

Non, des gouttes.

 

Non, je ne dors pas, je me lève la nuit, et je regarde le jardin, et mon voisin est vraiment malade, lui, il conduisait un autobus, et puis ils lui ont mis une bouteille de vermouth, et là, il a pas supporté.

 

Il a gardé le ticket de caisse, car ils disent que c’est à cause de l’argent, et ils ne l’ont dit qu’à moi, comme tu dis, il faut de l’équilibre, et en yoga on apprend à se tenir sur une jambe, et j’y arrive sans tomber.

 

J’ai perdu mes lunettes, et puis je ne reconnaissais plus, je savais plus où j’étais, pourtant, je connais, mais je ne savais plus où j’allais, c’était comme s’il avait plu pendant très longtemps, que j’allais devenir quelqu’un d’autre, un étranger à soi-même, disent-ils, alors que je voulais simplement rentrer à la maison, et j’étais très seul, je reconnaissais pas les trottoirs, ni les carrefours, plus rien, comme quelque chose qui s’est abîmé, enfoui, disparu, et il ne restait rien du paysage habituel, juste la même publicité pour le chocolat, la brasserie Genevoise, ou c’était peut-être Lipp, je ne sais plus, mais j’ai bu un petit chocolat très chaud et très crémeux, j’étais seul.

 

M’am était fatiguée.

 

Non, je ne dis pas toujours la même chose.

 

Oui, elle était fatiguée.

 

Parce que les travaux de la rue l’empêchent de dormir l’après-midi, elle vient en taxi parce qu’elle dit qu’elle peut plus marcher, c’est dur.

 

Elle travaillait dans la fourrure.

 

Oui, c’est toujours pareil comme tu le dis.

 

C’est psychologique, tu crois ?

 

L’Italie.

 

Un café.

 

Lui, il est malade, il dit que c’est à cause du vermouth qu’ils ont mis dans son sac.

 

Tout ça, c’est nouveau.

 

Une nouvelle fois.

 

 {à suivre}

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