Claire Dumay, Il faut que je te parle
Ainsi depuis ses origines, l’homme nourrit la mort de ses richesses et de ses aspirations. Et la mort, vautour de Prométhée, ronge sans cesse ces richesses et ces aspirations.
Edgar Morin, L’homme et la mort.
Claire Dumay (née en 1959, professeure et femme de lettres) signe un récit introspectif, au titre en forme d’adresse à un proche, à un intime : Il faut que je te parle. Elle utilise les figures du rompement, de la dissolution et du décours, monde de brisure, de béance et d’éclatement. Pour ce, l’autrice tente de « dire, pour tasser, pacifier, réconcilier les contours ».
Il s’agit pour elle de reconstituer la « pâte épaisse » de l’existence paternelle et de redonner corps et forme à un père sur le déclin, qui s’amenuise : « Ma mémoire est taillée pour la mort. Mon père s’échappe, m’échappe. »
Un tourbillon de ressouvenance et d’angoisse mêlées se substitue à la présence/absence du père aimé (redouté ?). En cela, Claire Dumay rédige un journal thanatologique. Elle décrit la singulière relation père-fille – le père : « la loi incarnée » – et ce qui suit, la mort de la langue paternelle ; ce que Freud a démontré, concernant le rôle des « pulsions de vie (Éros) et des pulsions de mort (Thanatos) », qui peuvent « fonctionner de façon autonome ou, au contraire, converger vers un même objet et se mélanger intimement dans des proportions variables » (Sill. Psychol.1980).
Or, le père est ici un double « gémellaire » qui s’estompe, et Claire Dumay, à l’instar de Peter Schlémihl, a perdu cette ombre parallèle à la sienne, qui faisait « un emboîtement » de « la fille dans le père ». Selon le psychanalyste Jean Guyotat, la filiation suit trois logiques indépendamment du sexe : « la filiation de l’institué » (…) au caractère symbolique et logique (…) par la loi et le langage, la « filiation biologique », rattachant l’enfant à ses ancêtres maternels, et la « filiation narcissique » associée au fantasme d’immortalité ». [in La figure paternelle en psychanalyse, Emmanuel Graton].
Dans Il faut que je te parle, une généalogie nouvelle émerge à l’horizon de la femme « émancipée ». « Je quitte la couche incestueuse », la déclaration est nette, la fille se dégage des « rets » biologiques tout en établissement un diagnostic pathologique et thérapeutique.
Le souvenir enfoui est une exhumation car ce voyage psychopompe s’effectue dans certains lieux célébrés du temps de l’enfance, par exemple : « Les souvenirs affluent : les heures passées à jouer au docteur avec sa fille blondinette, la grue remontée tous les soirs au chevet de son garçonnet, le verre d’eau nocturne apporté avec une régularité sans faille ». Parfois, la fille s’approche du double, l’épouse puis s’en détache : « Quarante ans. Seule. Libre. Non, pas libre. Pas seule. Le regard impérieux de mon père rôde, pénètre mon intimité la plus absolue. »
Des termes religieux accompagnent cette confession filiale, une sorte de profession de foi, et ici, une psychostasie. Forte d’une langue dépouillée de beaucoup de verbes, dominée parfois par des phrases nominales, l’écriture de Claire Dumay vogue, dérive et revient à la source des « prophéties » paternelles. La perte du père, c’est la pièce manquante. Et c’est aussi l’annonce de sa propre mort, d’un corps isolé, du décours, de la pensée qui s’atrophie : « Je bois déjà à la coupe de ce qui est mort ».
L’autrice aborde un des problèmes cruciaux des difficiles réalités contingentes de notre société. La sénilité vue comme une obscénité, les atteintes de l’âge, les infirmités et les dépendances envisagées et traitées uniquement sur le plan matériel et médical en vue d’une désinfection et d’une réclusion, d’un internement. Mais au-delà des apparences, l’être perdure et la vie résiste malgré tout.
Notons que le livre de Claire Dumay est ponctué de références musicales baroques et classiques, allant d’André Campra, Marin Marais à Mozart.
Terminons avec le souhait de l’écrivaine : « J’aimerais tant goûter la nourriture de l’oubli dont s’abreuvent les Lotophages », rêve d’une délicieuse nourriture de l’oubli…
yasmina mahdi
Claire Dumay,, Il faut que je te parle, éd. des Rues et des Bois, coll. Par les chemins, 2022 – 14,00 €.
