
Céline, Guerre
« … de la belle littérature aussi avec des petits morceaux d’horreur attachés au bruit qui ne finira jamais… »
En ce début d’année 2025, le théâtre de l’Oeuvre à Paris programme une adaptation de Guerre de Céline, sous la forme d’un monologue, correspondant d’ailleurs à la narration à la première personne du texte, interprétée par Benjamin Voisin. On sait que cette publication chez Gallimard, en 2022 a rencontré un grand nombre de lecteurs. Cette parution d’un « inédit » de Céline, retrouvé parmi d’autres textes confisqués, après la fuite en Allemagne de l’écrivain, n’est pas sans diviser la critique. Pour les uns, il s’agit d’un texte autonome, d’un roman, pour les autres, d’un avant-texte du Voyage au bout de la nuit. La collection folio se présente d’ailleurs sous une forme documentée (avant-propos, appendices, reproductions de certains feuillets manuscrits, répertoire de personnages et surtout un lexique de la langue populaire, argotique, médicale et militaire).
Notre propos ici est simplement de lire avec spontanéité la langue puissante, déstabilisante parfois de Céline qui charrie la vie et la mort. Nous n’avons pas à trancher un débat de spécialistes. Au début, Ferdinand « in medias res », au milieu du champ de bataille : Pas tout à fait comme première phrase. Les combats sont en quelque sorte un hors-champ du carnage. Le brigadier comme Céline lui-même apparaît en blessé. Histoire de blessures au bras et à l’oreille. Question des tripes des hommes après les assauts, les bombardements, dans la boue.
La guerre n’est pas seulement une « avant-scène » héroïque ; mais le médecin qu’est Céline le sait mieux que quiconque, elle est aussi un « arrière » : celui de l’hôpital, le Virginal-Secours où les hommes continuent à souffrir et à mourir. Ferdinand raconte cet entre-deux entre le front et la vie-qui-continue. Il y plante un décor avec ses lieux, sa géographie civile et militaire : le café, le jardin des exécutions, la place Majeure, le canal, la campagne… Des personnages survivent dans cette petite ville au nom fictif et programmatique, Peurdu-sur-la Lys (Hazebrouck en réalité) : le corps médical, du praticien, le docteur Méconille, aux infirmières girondes dont l’Espinasse, les bonnes sœurs, le copain Bébert/Cascade blessé méchamment au pied, sa femme Angèle, prostituée de son état, les soldats belges, britanniques, les hommes venus des colonies pour se battre en métropole et les visites comme les parents de Ferdinand qu’il moque …
Il faut écrire dans l’outrance, ce monde de sang, de liquides corporels, de sperme et d’alcool. L’esthétique de Ferdinand est celle de l’hyperbole (du nom du bistrot du coin) et elle réfute « l’élégance » petite- bourgeoise du langage et du mode de vie comme celle des Harnache, de sa mère et de son père.
Cette outrance va jusqu’à la vis comica. Deux épisodes relèvent à la fois de la satire sociale mais aussi du grotesque ; d’abord celui du repas pour célébrer la médaille militaire attribuée à Ferdinand. Il donne lieu à une « scène de ménage » entre Cascade et sa femme. Les injures pleuvent, ainsi que la misogynie grasse et la verdeur des échanges tandis que la bien-pensance petite-bourgeoise picole dur. Le second a tout d’un théâtre de boulevard très sexe. Angèle, veuve de Cascade, veut soutirer le maximum d’argent au miché écossais puis anglais en imaginant un « Sky, my husband », faussement effarouché, joué par Ferdinand qui surprend le couple adultère et tarifé en plein ébat.
C’est énorme la vie quand même.
Le client anglais, Purcell est un ingénieur argenté et conciliant. Ferdinand rejoindra Boulogne et l’Angleterre, laissant la guerre de l’autre côté de la mer.
Ce qui fait la force du texte de Guerre, c’est justement d’être un flux de conscience : celui d’un homme dont la tête bourdonne sans cesse, hallucine le monde entre fiction et autobiographie. C’est le laboratoire d’une œuvre, l’expérience des limites du corps et du langage.
Céline , Guerre, Gallimard, collection Folio, 2022, 230 p. – 8,50 €.
Le seul en scène est programmé jusqu’au 2 mars 2025.
marie du crest
D’après Louis-Ferdinand Céline © Éditions Gallimard
Adaptation Bérangère Gallot et Benoît Lavigne
Mise en scène Benoît Lavigne
Avec Benjamin Voisin
- Prix Laurent-Terzieff (meilleur spectacle présenté dans un théâtre privé)