Alain Fleischer, Les Ambitions désavouées
Roman étrange que celui-ci, où les lourdeurs d’une écriture travaillée à l’extrême ne peuvent qu’inciter à une plongée au énième degré de lecture
Désaveu, quand tu nous tiens !
S’il est courant de se prendre pour Dieu, il l’est peut-être moins de se définir comme étant Dieu. Ou plutôt comme ayant été Dieu à certain moment de sa vie. Il est vrai que cette divinisation se limite, de l’aveu même du narrateur – un « j » qui a nom Léo Tigerman – à un cercle étroit de fidèles qu’il se plaît à énumérer. Outre le double et noble patronage animal qu’exprime son patronyme, Léo T. a toutes les capacités intellectuelles dont un homme puisse rêver et un physique avenant – atouts qu’il va s’évertuer à desservir de son mieux, recherchant autant que faire se peut la situation la plus médiocre possible, poussé dans d’ultimes retranchements par de supposés on-dits susceptibles de lui prêter modestie ou hauts calculs stratégiques – autrement dit des qualités, encore…
Tout cela est évoqué avec une élégance si déliée par notre tigron de narrateur, lequel affiche un ton désabusé à souhait et une virtuosité de style prometteuse, que l’on s’attend à lire un roman initiatique des plus réjouissants. Car l’écriture est éminemment savante, jubilatoire au premier abord : la plupart des phrases sont d’une longueur peu habituelle et leur organisation interne contournée à plaisir. Les comparaisons se déploient sur plusieurs propositions, les périphrases abondent. Mais à force d’user et d’abuser de telles circonvolutions, le style devient fastidieux et bavard ; tout ce qui pouvait passer pour une sorte de dandysme phrastique, teinté d’une ironie mordante et un tantinet condescendante – se mue en pesanteur. D’autant que ces complexités retorses se doublent de formules didactiques à l’excès et de répétitions trop nombreuses, trop systématiques pour n’être pas délibérées – les trois soeurs Mina, Milena et Lena, l’appartement de la rue Chaptal, en face du Musée de la vie romantique…etc. Ne serait-ce pas une manière de moquer le lecteur, être volage dont la pensée s’est tôt évadée de sa lecture, au point d’oublier, l’espace de quelques pages, que le narrateur a trois soeurs nommées Lena, Milena et Mina, qu’il a occupé un appartement sis rue Chaptal… et tant d’autres choses, elles aussi maintes fois répétées ?
A ces lourdeurs d’expression correspondent des pesanteurs de fond, toutes, probablement, lourdes ( !) de sens. Par exemple la longue immersion de Léo T. en forêt amazonienne : il y aurait de quoi gloser à loisir sur ce passage tant les métaphores y sont appuyées et la portée symbolique de la forêt soulignée à gros traits, notamment à travers les personnages que Tigerman y rencontre – l’écrivain volontairement disparu donneur de leçons de vie, la petite Indienne initiatrice sexuelle… Et pour peu que l’on soit versé en psychanalyse, on ne manquera pas de se précipiter, hors la forêt, sur Mina la petite soeur incestueuse ou l’institutrice Melle Galina, car les figures offertes ainsi en pâture aux délires interprétatifs dont raffolent nombre de commentateurs fourmillent dans le roman.
Quant aux modifications de l’écriture qui épousent l’évolution du narrateur, si elles témoignent d’une indéniable maîtrise stylistique, elles n’en donnent pas moins l’impression d’une sorte de redondance. Ainsi les interrogations de Léo T. sur son identité sont-elles marquées par la création d’un pronom inédit, J’il , tandis que les phrases s’assèchent, cessent d’être comme des univers en expansion pour devenir elliptiques avant de constituer les bribes télégraphiques d’un journal tenu uniquement les jours fériés. L’on remarquera enfin la subdivision du livre en deux parties des plus inégales – « L’épaisseur » compte 394 pages et « La surface » 13 : peut-on imaginer plus redondant ?
L’on voit bien affleurer – et avec quelle évidence – ces problématiques dont se repaissent critiques et théoriciens : la question de l’identité pour un écrivain, ce que représentent la création littéraire et l’acte d’écrire, les gloses diverses et variées que suscitent une oeuvre et leur légitimité… Mais pourquoi avoir eu recours à d’aussi grosses ficelles pour les évoquer, des ficelles bien trop grosses pour n’être que maladroites, sinon pour parodier la foultitude de romans initiatiques et autres autobiographies psychologisantes ?
Une parodie qui se solde par un désaveu généralisé : celui du lecteur et le sien propre en tant qu’écrivain à trop vouloir donner dans le savant et le énième degré – à l’instar du héros qui désavoue les auspices plus que favorables qui présidaient à sa destinée. L’on peut d’ailleurs, in fine, se demander si ce n’était pas là le but poursuivi par Alain Fleischer : on ne singe pas sans intention critique la maladresse et la lourdeur dans la signification avec un art si patent de l’écriture, traitée ici comme une véritable matière malléable, in-formable. Et plus l’on songe matière, forme, objet, plus ce roman change non pas d’aspect mais de statut, ce n’est plus seulement du texte véhiculant une histoire, une cohérence narrative, mais quelque chose d’hybride entre un récit, un objet et un concept. A ce compte-là, peut-être ne s’agit-il plus tout à fait d’un roman…
isabelle roche
Alain Fleischer, Les Ambitions désavouées, Le Seuil « Fiction & Cie », 2003, 416 p. 21,00 €.