Eugène Durif, Au bord du théâtre, tome 3

Immo­bi­lité

Décrire le théâtre d’Eugène Durif est une opé­ra­tion déli­cate. Bien sou­vent, on ne sait si c’est le poème qui prend forme arti­cu­lant pro­fon­dé­ment le texte de théâtre, ou la dra­ma­tur­gie tou­jours dif­fuse, écou­tant le texte, qui sur­file l’action dra­ma­tique tout en lui don­nant une superbe pré­sence, une pré­sence de lan­gage.

Ainsi le tome trois des écrits sur le théâtre d’E. Durif, dont j’ai consulté les épreuves, m’a déter­miné à choi­sir ce simple mot : Immo­bi­lité pour titre. Cela veut dire que le tra­vail de la langue ne s’achève pas, que cette écri­ture tra­vaille le lec­teur, l’oblige à une grande atten­tion, à tout mur­mu­rer, à toutes figures de style, et cela comme sonne une note en un point d’orgue.
Cette immo­bi­lité m’a sem­blé celle d’une len­teur, de l’étirement décidé du temps des films de Ange­lo­pou­los ou encore, de cer­taines pages de Gracq occupé de des­crip­tions en boucles et frag­ments qui tournent comme des lita­nies, un osti­nato. Cette immo­bi­lité dont je fais état, ne fige pas l’action, car celle-ci dépend de la langue, et du mys­tère propre à la rhé­to­rique de la poésie.

En un sens cette œuvre s’adapte très bien à la lec­ture à voix basse tant ce théâtre est dense, pro­fus, légè­re­ment hir­sute, fait d’une parole com­plexe. Néan­moins la viva­cité des répliques, les images scé­niques, le ton ima­giné de cer­tains pro­ta­go­nistes des fables, fables lyriques sur­tout, disent le théâtre, la scène. Ces textes exigent une intel­lec­tion spon­ta­née et pro­fonde, pour des­si­ner de par soi, une impres­sion flot­tante de folie eupho­rique, de délire contrôlé par les personnages.

Pour par­ler en termes d’image, je dirais que ce tra­vail dra­ma­tique, est moiré, satiné, légè­re­ment noir, miroi­tant beau­coup (comme dans le cinéma euro­péen des années 50/60, si bien décrit par Gilles Deleuze), coa­les­cent – miroirs d’actes forts, ancrage d’éléments tra­giques qui laissent entendre la voix de l’auteur, tra­ver­sée jus­te­ment par ce sen­ti­ment de la tra­gé­die, fût-elle celle d’Eschyle ou de Sophocle.
Cela dit, entrons dans le vif du sujet. Je viens de lais­ser entendre que le texte est poème, et j’ajoute qu’il épure les répliques, qu’il les essen­tia­lise, les pousse vers une gram­maire de la danse, par exemple, peut-être vers quelque chose d’Angelin Prel­jo­caj. Phrase essen­tielle car elle est sans défaut en un sens, même si bien sûr il faut comp­ter avec la scène, réa­lité brève et déter­mi­nante — comme pour tout tra­vail dra­ma­tique qui s’éprouve sur scène.

Le prin­cipe dia­lo­gique est depuis tou­jours à la fois là où l’écriture théâ­trale n’est qu’une par­ti­tion, mais s’entourant de dif­fé­rents plans de com­pré­hen­sion, cette der­nière échap­pant au scrip­teur — à l’écrivain ou au met­teur en scène. Ici, on pour­rait par­ler d’élégie, par­fois un peu d’épopée (avec la pra­tique de la chan­son, que Brecht uti­lisa sou­vent comme prin­cipe de dis­tan­cia­tion).
Je crois clai­re­ment que cette lit­té­ra­ture est sujette à des cadences, à un souffle, à des cou­pures, à un essouf­fle­ment qui conduit à épui­ser la pièce, à épui­ser le lan­gage pour par­ve­nir à un point d’orgue, nul­le­ment magis­tral mais consub­stan­tiel à Eugène Durif. Son vers ne res­semble pas à celui de Clau­del, mais uti­lise un souffle très per­son­nel, qui tend à l’ivresse. Spasme. Res­pi­ra­tion phy­sique de l’acteur. En tout cas, une espèce de cathé­drale du lan­gage presque mys­tique, où pleu­rer est important.

Les mots arra­chés à la gorge, les mots anciens du poème, « œil fleuri des étoiles », le ciel et la terre alors à leurs justes places, et où sont-ils ceux que l’on implore ? (Un trou à la place du ciel.)

Ou

Un son, bouche ouverte qui laisse pas­ser le souffle, le souffle devenu râle. En pleine figure, la hache de bronze.

J’ai beau me bou­cher les oreilles, j’entends ses cris. Ils résonnent par­tout, ses cris !

Cette opé­ra­tion qui va depuis l’auteur vers son texte est démarche poé­tique. Pas besoin de « faire théâtre », la langue s’en charge. Du reste, je dis poé­tique mais on y dis­cerne aussi une vision du monde, de la vie, une phi­lo­so­phie exis­ten­tielle, plus proche de l’existence que de l’essence afin de gar­der une viva­cité dans les rela­tions entre comé­diens sans ossi­fier le texte par une pétri­fi­ca­tion ; des rythmes de ses­sion de jazz ; de joyeux ou tristes moments qui donnent lieu à des chan­sons, à res­pi­rer, s’appuyant sur le réper­toire clas­sique de la lit­té­ra­ture antique — comme Prel­jo­caj invite la danse clas­sique dans ses ballets.

Tous les hommes naissent

mor­tels, nous sommes hommes

et mor­tels, les larmes n’y peuvent

rien chan­ger. Tous, la mort

nous emmène, tous, nos yeux

se ferment et nos bouches

déjà sont pleines de terre.

(et par­fois pour­tant nous par­lons)

Bouts d’histoires, courts récits dans le récit de la pièce, mono­logues qui viennent droit depuis l’écriture, chan­sons (nous en par­lions). À quelle place l’être est-il contenu ? Que lui reste-t-il des déchi­rures de l’expression ? Où le poème s’arrête-t-il pour faire place à la dra­ma­tur­gie ? Com­ment être vrai alors que tout est conven­tion, effet de men­songe, fausse vraie vie sur le pla­teau ? Com­ment tra­ver­ser ryth­mi­que­ment l’espace scé­nique avec juste quelques mots, quelques phrases ? Voilà ainsi quelques ques­tions qui se sont offertes à moi en par­cou­rant les épreuves du pro­chain livre d’Eugène Durif.

AUTRE

J’ai l’impression que je m’éloigne, déjà avant même de pou­voir aimer. Tu crois que je peux tou­cher quelqu’un, le tou­cher vraiment ?

AUTRE

Avant même, je suis déjà la lépreuse qui lorsqu’elle dit son amour, devient la lépreuse, devient celle qui doit se cacher dans le noir pour pou­voir dire son amour, et par­fois sort, tout à coup vient dans la lumière pour le crier et le cla­mer à la face du monde.

 

J’ai perdu le fil avec le début de cette note de lec­ture, mais je vou­drais reve­nir un ins­tant à cette immo­bi­lité de tout à l’heure. On a l’impression que la force du texte suf­fit à don­ner à l’acteur suf­fi­sam­ment de sou­plesse pour vivre son rôle. Mais, cela vient tout à fait des pièces. On est convo­qué sur­tout à écou­ter, plus qu’à déam­bu­ler, à ne pas traî­ner dans des répliques vivantes peut-être, mais qui épuisent le spec­ta­teur — le lec­teur évi­dem­ment échappe à cette contrainte ; len­teur des mou­ve­ments, len­teur de l’action.
Cette richesse venue de la connais­sance des mythes, du théâtre antique ou de Beckett ou encore de Ber­tolt Brecht, étoffe et gra­ti­fie, aug­mente la part de l’homme dans son registre inté­rieur ; c’est cela qui est le plus impor­tant, se sen­tir agrandi par l’œuvre. Voire par un des­tin (sachant que pour moi l’écriture d’Eugène aura un destin).

ARICIE

Chant de deuil, les yeux mal fermés,

chants mots mal for­més s’assemblent,

des bouts de dents cas­sés crachés

avec et le sang recra­ché avec les mots.

 

En même temps le per­son­nage n’est pas pris par le temps ; il a tout son temps car il vit de ce qu’il dit, et ce qu’il dit peut durer ou non, se tarir ou se for­ti­fier, mais tou­jours la beauté lui donne sens, accen­tue son déses­poir, exhausse l’être au lieu de l’essentialiser, l’enrichit. Théâtre hié­ra­tique ; mieux : pier­reux, solide, vivant par énigme (voir à ce sujet ce que dit Roger Caillois sur le mys­tère et la vie des pierres).

Nous sommes dans la danse. Là où le geste est corps, là où le corps est texte. Cette écri­ture s’appuie sur des effets ciné­ma­to­gra­phiques, y com­pris dans le côtoie­ment des termes raci­niens. Ses per­son­nages ont un degré de plus, ils sont mus par des sen­ti­ments écrits, l’honneur, la vie, la joie, la tra­gé­die, l’angoisse.

N’oublions pas que le théâtre est d’abord effets pho­niques, cor­se­tant l’action par une rhé­to­rique, une gram­maire, dans l’action d’aimer ou dans la des­truc­tion. Le théâtre danse (comme l’a si bien com­pris Patrice Ché­reau en fai­sant dan­ser les per­son­nages de la Soli­tude des champs de coton). S’il y a danse, il y a musique. Ici, de pré­fé­rence des ora­to­rios, ou du plain-chant peut-être, musique vocale sans aucun doute. Et aussi, du Sprech­ge­sang. Un chanté-parlé qui s’étire depuis des moments musi­caux comme par infu­sion, par poro­sité du lan­gage vers la musique. Même pour la danse il faut quelque chose d’immobile. Le moment du saut et de l’expression pure du corps.

Il me semble que je deviens aveugle

à tout ce qui est là devant moi,

il n’y a plus que des images

enche­vê­trées qui reviennent

et je ne peux rien contre elles

elles me tra­versent, entrent

dans moi comme dans un moulin.

Répondez-moi,

une voix d’une jeune fille

j’ai cru entendre,

je ne sais plus très bien ?

Il y a quelqu’un ?

 

Ce théâtre se situe sur la crête de l’expression par­lée, se can­tonne à une lisière dif­fi­cile : un grand texte pour aujourd’hui. Une expres­sion très for­te­ment ancrée dans les grands textes du réper­toire. Une immo­bi­lité meuble, un sus­pens dans le temps.

REMI

Oui, allez, j’ai besoin de ton avis…

C’est un truc de ouf !

Tout explose, la langue vacille, la langue explose, et moi je danse par-dessus, je chante parmi les ruines du lan­gage, et tout cela avec humour, avec grâce… Avec légè­reté… avec… Enfin, j’essaye… J’ai peur de m’écraser au sol…

 

didier ayres

Eugène Durif, Au bord du théâtre, éd. La Rumeur libre, 2023.

Leave a Comment

Filed under Théâtre

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>