Pierre Molinier et le féminin de l’être
Séducteur invétéré, fétichiste convaincu, travesti impénitent, bisexuel par inadvertance, Molinier aura été habité par deux désirs : « Jouir » afin d’accéder au paradis immédiat du plaisir sexuel et « laisser une trace dans l’infini du temps ». Son questionnement sur le sexe jamais vraiment apprivoisé, l’érotisation des images, sont les bases de son œuvre. Le travestissement est devenu la base de ses mises en scènes photographiques. La soie des clichés et celle des dessins épousent le corps et son aspiration aux brillants essors de la perversité — du moins ce qui fut pris comme tel. Des tréfonds obscurs surgit le statut ambigu de la féminité dans une société avide de cloisonnements, de morale et de pérennité. Contrainte à une nudité distante, la femme propage une inflorescence qui la prolonge et l’isole. La dentelle ajourée, dessinée, qui voile les seins, les révèle et les offre. Un visage voué à l’exigeante virginité des moniales ou à l’effroyable humilité des filles déshonorées propose un assemblage fétichiste « souligné » par la présence de deux hauts talons.
La femme peut donc surgir en l’homme comme en une saltimbanque fatiguée et qui recouvre dans les coulisses de sa loge une identité dont la scène l’avait dépossédée. Ailleurs, elle joue son rôle d’épouse les yeux fermés jusqu’à n’être plus qu’un trophée lumineux sur le phallus de cristal de l’orgueil masculin. Elle incarne aussi la veuve joyeuse voilée mais libérée du mensonge et de son statut d’infériorité. Elle avance nue sous ses dentelles, nue dans l’imbroglio des genres et d’une passementerie perverse. Elle prend, faussement, angélique les traits enfantins d’un archétype obsessionnel. L’amour pour elle n’est plus une menace assumée mais un jeu de poupée. Poupée âgée et pipée mais poupée tout de même qui ne craint plus l’épanouissement éphémère des roses du matin.
Pierre Molinier par ses mises en scène conserve sa place dans la constellation surréaliste. Mais une place excentrique. D’autant que dans ses photographies il reste le précurseur de pratiques artistiques et corporelles qui tiennent à la fois d’une forme de désublimation (mais qui ne rejette pas le concept de beauté) et d’actionnisme. Ses clichés et leurs cérémonies possèdent une fragilité exceptionnelle et semblent le fait d’une improvisation qui continue de vibrer. La charge d’intensité érotique rappelle que toute rencontre reste un moment éphémère. Elle ramène au sentiment de la fugacité du temps et comporte un avant de mort.
Molinier était d’ailleurs familier de l’image de sa propre mort. Il en fit même l’un de ses fantasmes narcissiques privilégiés. Il donna finalement sa forme à son suicide sans forcément en constituer la cause. Le geste ultime de l’auteur surgit sans doute dès qu’il lui apparut que l’avenir soudain se refermait sur lui et qu’il ne pourrait exiger de lui-même la possibilité d’excéder d’autres limites. L’artiste échappe donc aux échelles de valeur qu’on accorde généralement à l’art quel qu’en soit le genre ou le sexe. Ses dessins et photographies n’ont pas pour projet de satisfaire aux normes définies par la tradition ou de promettre par quelque bouleversement incongru la continuation d’une Histoire de l’Art ou de celle du désir. Leur fétichisme est très particulier.
Entre caresse et plaisir ludique, l’image franchit une succession de seuils et d’étapes afin d’atteindre ce qui intéressait avant tout l’artiste : un principe de féminité nocturne et première. Toutes ses œuvres en recueillent la présence fondatrice.
jean-paul gavard-perret
« Pierre Molinier, Dessins et photographies», Musée de l’Hospice Saint Roch, Issoudun, du 28 septembre au 29 décembre 2013.
Le dessin illustrant l’article est réalisé par l’artiste Stéphane Blanquet, Série Pornésie