Vestiges de l’amour ou la nudité du mot « écrire »
Une nouvelle fois Claude Louis-Combet revient à ses amours. A savoir l’histoire de la nudité (« Sinon j’écris en vain» a-t-il dit). Mais pas de n’importe quelle nudité. Il faut d’ailleurs la mettre au pluriel. Il y a celle de la vierge et innocente (enfin presque) Suzanne « exilée de la Bible qui en avait esquissé les traits » lorsqu’elle retire sa robe pour s’afficher ainsi dans son costume d’Eve : « la femme est rendue à elle-même ». Il y à celle des vieux Croûtons. « Dans la maison dite de santé, ou clinique de grand âge sexuel de la décadence », ils se déshabillent de concert peu ou prou : « les nuits les plus étouffants ils faisaient économie de pantalons et exhibaient sans gêne leur génitoire pantelant ».
Claude Louis-Combet propose un personnage éloigné de celle qui « avait chatouillé l’imagination des pieux lecteurs du livre de Daniel » une nouvelle Edwarda chère à Bataille. Elle prend aussi le relais à son Autre Edwarda (Editions La Sétérée, 2007). Mais Suzanne n’est en rien (ou peu) une prostituée même si elle joue à dessein les tentatrices. Elle s’offre — venue de l’eau telle une sirène — dans l’intention de guérir les vieillards de leur « croutonnerie ». Sa nudité propose un état de communication par procuration. Elle révèle la quête d’une continuité possible de l’être au-delà de la fin de ses possibilités sexuelles.
Néanmoins, cette métamorphose passe par une autre nudité. Elle surpasse celle de la thérapeute et de ses malades. Il s’agit de la nudité du mot « écrire ». Elle invite à un partage de ce qui s’ouvre dans la blessure du verbe comme dans celle du sexe. Louis-Combet reprend donc ce terme afin que la nudité ne se réduise pas simplement au dévêtir des seuls vêtements. Elle devient l’intimité ouverte de quelqu’un qui écrit et de quelqu’un qui lit. Il s’agit de l’espace violemment déployé par la contestation mutuelle du pouvoir de dire et du pouvoir d’entendre et voir.
Demeure essentielle dans le livre de Louis-Combet la capacité à créer une ouverture qui lève le secret de l’intime. Cette levée débouche elle-même sur une communauté inavouable (aux yeux de tous) : celle des vieux croûtons dont nous serons un jour – si un « dieu » nous prête vie – les semblables et les frères. Suzanne réveille « le souvenir des sensations abolies et ressuscite des fragments d’histoire ». Flapis, les vieux « malheureux impotents tremblaient dans leur carcasse, pleuraient, riaient, bavaient quelque fois pissaient mais leur membre ne bronchait pas ».
Suzanne permet de parcourir de manière particulière les bijoux de famille et ceux des fantasmes du temps passé. L’auteur expose de manière aussi drôle que lyrique des effervescences sexuelles d’un ordre particulier. L’écriture — mi-pute, mi-soumise — est réinsérée dans ce qu’elle possède d’essentiel et d’ambigu : voiler et dévoiler, montrer autant l’extase que la misère. Elle exhibe sur un mode assez ludique l’expérience de la sexualité. Son parfait dévoilement prend une valeur métaphysique au moment où la chaste figure biblique succombe de manière dérisoire, grotesque et sublime à Rex, « le plus âgé de tous les hommes, le seigneur et prophète ci-devant proférateur qui avait annoncé l’arrivée de Suzanne ». Le vieillard tomba ensuite dans un absolu mutisme — mais juste avant une tornade monstrueuse – son accouplement fantasmagorique permet à la clinique du Confluent lyonnais de vibrer d’une clameur cosmique avant que les flots recouvrent la fabulation humaine.
La sexualité demeure ainsi l’ultime moyen de lutter contre l’anéantissement. C’est aussi un travail de mémoire dans laquelle la jouissance est beaucoup plus forte que tout ce que propose les autres formes de commémoration. Au moment où tout se termine, Claude Louis-Combet propose la plus puissante des fêtes érotiques. Des tiges, surgit une dernière fois la semence lustrale en un conglomérat de mains et de corps. Elle signe l’affirmation d’une vérité pressentie et dans laquelle les Croûtons voyaient encore la raison de leur vie. A ce point, le mot « écrire » n’est plus un concept suffisant pour définir l’aventure qui se termine. Qui se termine avec elle et avec Suzanne. Tout se passe comme si l’écriture était une femme éternelle. Qui commence à écrire devrait toujours s’en souvenir.
jean-paul gavard-perret
Claude Louis-Combet, Suzanne & les Croûtons, Editions L’Atelier Contemporain, Strabourg, 2013, 84 p. –15,00 €.