Bunkers de la seconde guerre mondiale désaffectés sur les plages normandes, statues de l’ère soviétique déboulonnées, monuments coloniaux relégués dans l’oubli : qui décide de la représentation de la mémoire collective ?
L’idéologie politique en est le plus “sûr” vecteur de choix, décision, révélation ou relégation.
Anne Bernou le prouve en interrogeant et documentant les mouvements de la mémoire fléchée mais aussi la réappropriation par des artistes contemporains de monuments publics, aujourd’hui désinvestis, oubliés ou détruits.
Ces créateurs critiquent ainsi une histoire figée et une mémoire immuable (du moins pour un temps) et rendent compte du caractère mouvant et hybride des représentations.
En effet, dans l’art et ses systèmes existent toujours identification, ruptures, désarticulations ou reprises, quitte à négliger la beauté désormais au profit de pratiques sociales. Celle-ci est donc remise en cause dans ces expériences ici mémorielles.
Et ce, entre autres, de Jochen Gerz et son travail autour des monuments aux morts à la falsification volontaire des objets mémoriels par Christian Boltanski, des captations de la falaise des Bouddhas géants de Bâmiyân détruits par les talibans par Pascal Convert aux déclinaisons d’Amina Menia et son utilisation des archives des monuments algériens et à la réflexion de Thu Van Tran autour des origines et de l’exil.
Il s’agit d’ébranler les croyances avec plus d’ironie, scepticisme que de nostalgie afin que le beauté “convulsive” (Breton) soit d’une essence nouvelle à travers plusieurs générations d’artistes. Chacun se penche à sa façon sur cette approche du beau pour démontrer le registre multiple de ce concept en ses re-présentations inédites.
Reste que tout regardeur se retrouve seul face à la question du beau comme de la mémoire au moment où l’art ose parfois l’horrible et parfois une subversion inédite forcément dérangeante.
Même si le beau semble ne plus intéresser certains créateurs qui le refusent depuis le début du XXème siècle, cela ne signifie pas pour autant la mort de l’esthétique en de telles expériences.
Ou cela reviendrait à sacrifier la notion même d’oeuvre d’art en son déploiement d’énergie et ses rapports non seulement à des forces sociales mais cosmiques dans ce qui reste toujours une forme d’élévation et d’interpellation en faisant au besoin abstraction du spleen comme de l’idéal toujours relatif.
jean-paul gavard-perret
Anne Bernou, Monuments de silence — Réappropriations mémorielles dans l’art contemporain, Editions Unes, 2023, 320 p. — 27,00 €.