Dossier 1984 (G. Orwell) — III. C. Notre société capitaliste est-elle différente du totalitarisme orwellien ? et fin

lire la par­tie précédente

C. Notre société capi­ta­liste est-elle dif­fé­rente du tota­li­ta­risme orwellien ?

Reve­nons d’abord sur la notion de tota­li­ta­risme que nos intel­lec­tuels et poli­ti­ciens aime­raient réser­ver, avec soin, aux seuls régimes fas­cistes du début du XXe siècle, excluant tout paral­lèle pos­sible avec notre société capi­ta­liste. Le tota­li­ta­risme, comme ne cesse de le sou­li­gner Orwell, s’exerce d’abord dans la sphère idéelle ; le tota­li­ta­risme est d’abord et avant tout idéo­lo­gique. Il s’agit en effet d’imposer à tous les citoyens l’adhésion à une idéo­lo­gie obli­ga­toire, hors de laquelle ils sont consi­dé­rés comme des enne­mis de la société, avec l’acceptation d’une vérité qui ne tolère aucun doute ni aucune cri­tique. Le tota­li­ta­risme, orches­tré par une oli­gar­chie consti­tuée poli­ti­que­ment dans un parti unique porté par un lea­der cha­ris­ma­tique, ser­vant d’icône repré­sen­ta­tive, contrôle la tota­lité de l’appareil éta­tique et dif­fuse cette idéo­lo­gie tota­li­taire à tra­vers de nom­breux outils, dont les médias, uti­li­sés comme des ins­tru­ments de pro­pa­gande, ainsi que les moyens de sur­veillance et de puni­tion de toutes idées contes­ta­taires, à l’aide d’un réseau de sur­veillance des indi­vi­dus, basé sur la sus­pi­cion, la dénon­cia­tion et la délation.

C’est pour­quoi l’édification du tota­li­ta­risme s’érige par­ti­cu­liè­re­ment sur le lan­gage, comme le met en avant Orwell avec la nov­langue, en tant qu’il est le pre­mier vec­teur idéo­lo­gique des humains. La ques­tion est de savoir dans quelle mesure la nov­langue peut être mise en paral­lèle avec le tra­vail fait sur la langue contem­po­raine. Nous avons vu que la nov­langue s’emploie à sup­pri­mer des termes afin d’annihiler la pen­sée. À l’inverse, notre lan­gage contem­po­rain foi­sonne d’un lexique tou­jours plus riche et com­plexe de mots ou d’expressions nou­velles. Ce phé­no­mène a nota­ble­ment été étu­dié par François-Bernard Huy­ghe, qui a pro­posé, en 1991, de bap­ti­ser ce nou­veau lan­gage « langue de coton »1 pour illus­trer la carac­té­ris­tique d’un argu­men­taire nou­veau qui entrave la réfu­ta­tion et qui est consti­tué de nom­breux euphé­mismes péri­phras­tiques, pro­cédé qui consiste à cacher une réa­lité en la noyant sous des concepts adou­cis jugés mora­le­ment plus louables et dont la conno­ta­tion posi­tive empêche la cri­tique. Le terme “licen­cie­ment” se voit par exemple rem­placé par “ réal­lo­ca­tion de la main d’œuvre ”, et la langue de coton se charge ainsi d’euphémismes péri­phras­tiques en péri­phrases euphé­mis­tiques : le mal­en­ten­dant devient le por­teur d’un han­di­cap de sur­dité ; la per­sonne âgée, une per­sonne en situa­tion de dépen­dance phy­sique dû au vieillis­se­ment, etc. Or, un tel pro­cédé qui consiste à uti­li­ser de jolis termes détour­nés per­met non seule­ment de cacher la dure réa­lité, mais, pire encore, abo­lit la pos­si­bi­lité de cri­tiques. En effet, comme l’analyse très jus­te­ment Corinne Gobin2, qui peut se dire contre la crois­sance de l’emploi ? Ou bien encore contre la for­ma­tion tout au long de sa vie ; contre la pro­mo­tion du bonus bud­gé­taire ou encore contre la lutte contre les défi­cits publics sans paraître aus­si­tôt « sus­pect de s’attaquer à l’essence même de l’ordre social » ? Abou­tis­sant à la conclu­sion que la “pen­sée unique” d’Ignacio Ramo­net carac­té­rise bel et bien notre société actuelle, Corinne Gobin écrit : « Le fait [EST] que nous ne sommes plus dans un uni­vers dis­cur­sif de type contra­dic­toire. Non seule­ment le même voca­bu­laire poli­tique, et les mêmes expres­sions, se trouvent dans la bouche de quasi tous les membres de la classe poli­tique mais encore ce voca­bu­laire « per­cole » au quo­ti­dien, via une intense dif­fu­sion média­tique, dans les dis­cours socio-politiques les plus variés : de l’autorité uni­ver­si­taire jusqu’à l’assistant social, en pas­sant par l’administrateur d’un hôpi­tal ou l’animateur d’un centre cultu­rel. Il y a ainsi homo­gé­néi­sa­tion forte du voca­bu­laire socio-politique géné­ral et infil­tra­tion intense de ce voca­bu­laire dans de plus en plus de sphères sociales au sens large. »3

Le lan­gage de nos socié­tés contem­po­raines n’est donc pas l’objet d’une déstruc­tu­ra­tion volon­taire et réflé­chie comme dans 1984, mais, au contraire, d’une impres­sion de richesse accrue et d’une sorte de foi­son­ne­ment nova­teur d’une ter­mi­no­lo­gie conci­liante, géné­reuse et tolé­rante. Or, dans cette pro­fu­sion siru­peuse de bons sen­ti­ments et de gen­tilles atten­tions, les mots finissent par ne plus rien dire tant ils sont radi­ca­le­ment déta­chés de la réa­lité qu’ils entendent signi­fier. C’est ainsi que l’oligarchie capi­ta­liste a créé le lan­gage typique de la “dou­ble­pen­sée” : un lan­gage spé­ci­fique qui per­met de dési­gner des faits réels en les nom­mant joli­ment à l’inverse de ce qu’ils sont réel­le­ment afin de les nier. La géné­ro­sité lexi­cale n’est donc pas incom­pa­tible avec la cen­sure intel­lec­tuelle et le décer­ve­lage dog­ma­tique, imposé par le lan­gage unique, est la condi­tion essen­tielle pour per­mettre la pen­sée unique qui n’est rien d’autre qu’un tota­li­ta­risme intellectuel.

C’est ainsi que, à l’instar de la nov­langue, la langue de coton de nos oli­garques vise bien la sup­pres­sion totale des pen­sées jugées sub­ver­sives, voire offi­ciel­le­ment inter­dites, avec la créa­tion de tabous dog­ma­tique et pseudo-scientifiques, dont la trans­gres­sion est sus­cep­tible d’entraîner un châ­ti­ment pénal. En outre, ces manœuvres rhé­to­riques visant à inter­dire et para­ly­ser la pen­sée, uti­lisent allè­gre­ment le ren­voi de tous les oppo­sants à des notions his­to­ri­que­ment conno­tées à forte charge néga­tive, à cause de la dimen­sion hon­teuse et mépri­sante, « anti­so­ciale » en somme, que ces mots recèlent : com­plo­tistes, racistes, spé­cistes, néga­tion­nistes, etc. Car si les mots sont des outils au ser­vice de la pen­sée, ils peuvent tout autant être des armes des­ti­nées à para­ly­ser la pen­sée jusqu’à l’interdire tota­le­ment à l’aide de « mots bar­rières » faciles d’utilisation, for­te­ment char­gés de répro­ba­tion sociale, qui non seule­ment com­pliquent la réfu­ta­tion mais, en outre, incri­minent l’individu qui s’en voit qua­li­fié. Tan­dis que la langue de coton concernent les bonnes gens, les mau­vaises gens sont quant à eux réduits à des notions quasi-délictuelles par des rac­cour­cis por­tant tout le poids d’une culpa­bi­lité qui n’est que celle d’être, en réa­lité, oppo­sés à la pen­sée offi­cielle pré­sen­tée comme vérité unique des oli­garques. Ces stra­té­gies lin­guis­tiques ont, in fine, le même but que la nov­langue : per­mettre à l’oligarchie au pou­voir d’y res­ter ; d’être irré­fu­table et donc inébranlable.

Et dans la mesure où, à l’instar de 1984, notre société est tou­jours une société hié­rar­chique avec des classes sociales bien dis­tinctes, domi­nées et diri­gées par une classe oli­gar­chique carac­té­ri­sée par un mode de pro­duc­tion capi­ta­liste en place depuis 1789, bon nombre des outils orwel­liens peuvent y être retrou­vés dont notam­ment le mépris de la classe pauvre. Celle-ci se voit non seule­ment ren­due cou­pable de sa propre misère par les classes supé­rieures en rai­son de sa pré­sup­posé fai­néan­tise et de son inca­pa­cité d’adaptation sociale, ce qui, de la part des classes supé­rieures, n’est rien d’autre que de l’aveuglement sur les méca­nismes objec­tifs de créa­tion de la misère, les­quels ne sont que les consé­quences directes des vio­lentes inéga­li­tés induites par l’essence même des socié­tés hié­rar­chi­sées et capi­ta­listes. Mais, de sur­croît, la classe pauvre est ren­due cou­pable des faillites du sys­tème social en son entier per­met­tant ainsi de cacher la réa­lité des manœuvres de dila­pi­da­tion de l’argent public opé­rées par les oli­garques.
Il est, en effet, plus facile de dire que la dette publique pro­vient de la soli­da­rité sociale plu­tôt que de la fraude et de l’évasion fis­cale des plus riches, ou encore des salaires et autres émo­lu­ments de la classe diri­geante. En d’autres termes, le mépris de la classe pauvre s’opère dans le dis­cours des classes supé­rieures, repris par la classe moyenne et les pauvres deviennent les boucs-émissaires par­faits per­met­tant de dis­si­mu­ler la vio­lence d’un sys­tème inique par essence qui per­met aux oli­garques de conti­nuer à exploi­ter et domi­ner les classes infé­rieures en toute impu­nité. En termes de bouc-émissaire, d’ailleurs, l’oligarchie dis­pose de nom­breuses autres pos­si­bi­li­tés dans la dési­gna­tion de par­faits cou­pables pour ins­tau­rer ainsi un cli­mat de guerre per­pé­tuelle contre un ennemi com­mun, au grès des aléas de l’actualité his­to­rique : le natio­na­lisme, le ter­ro­risme, une épi­dé­mie, les com­plo­tistes, Pou­tine, etc. Pour finir, la classe infé­rieure pauvre est effec­ti­ve­ment l’objet d’un abru­tis­se­ment média­tique et cultu­rel, per­pé­tré par l’oligarchie et ses sbires (la classe moyenne) via les diver­tis­se­ments absurdes et décé­ré­brés afin de main­te­nir sciem­ment les pro­lé­taires dans un état de léthar­gie intel­lec­tuelle (émis­sions, télé-réalité, sport, jeux d’argent, etc.).

Concer­nant la sur­veillance de masse, notre société fait bel et bien preuve de génie inno­va­teur dans ce sec­teur sous cou­vert de sécu­rité publique (vidéo-surveillance, bio­mé­trie, drones, télé­phone por­table, pass sani­taire, etc.) contre des menaces guer­rières, urgentes et vitales (ter­ro­risme, pan­dé­mie). Nous voyons éga­le­ment le phé­no­mène de plus en plus quo­ti­dien des repen­tances publiques média­ti­sées, mais aussi l’emploi plus fré­quents ainsi que l’instauration de délits contre l’idéologie domi­nante (délit de fausse nou­velle, injure raciale, sexiste ou reli­gieuse, etc).
Paral­lè­le­ment, notre oli­gar­chie tolère la délin­quance pro­lé­ta­rienne avec l’abandon entière de zones urbaines pauvres aux mains de tra­fi­quants, tout en main­te­nant une jus­tice inique carac­té­ri­sée par une délin­quance en col blanc qui ne fait l’objet que de très peu de pour­suites, ou de sanc­tions par­fai­te­ment déri­soires, quand elle n’est pas tout sim­ple­ment entra­vée par le légis­la­teur. À ce titre, par exemple, M Jérôme Cahu­zac, ancien ministre délé­gué au bud­get, reconnu cou­pable de fraude fis­cale et de blan­chi­ment de fraude fis­cale, pour un mon­tant qui oscille, selon les sources, entre 600 000 et 15 mil­lions d’euros, n’a été condamné qu’à trois ans de pri­son, qu’il n’aura pas à effec­tuer réel­le­ment grâce à un amé­na­ge­ment de peine (bra­ce­let élec­tro­nique). De la même façon, et pour ne citer qu’un exemple, si la loi du 27 février 2017 a réformé les délais de pres­crip­tion en matière pénale, dans l’objectif d’allonger la pos­si­bi­lité de mise en mou­ve­ment de l’action publique à par­tir de la révé­la­tion des faits (non pas de leur com­mis­sion), l’oligarchie s’est bien gar­dée de faire la publi­cité média­tique d’un amen­de­ment spé­ci­fique concer­nant les délais de pres­crip­tion des délits finan­ciers. En effet, les infrac­tions éco­no­miques et finan­cières, tou­jours opé­rées dans l’ombre et donc néces­si­tant un cer­tain temps avant d’être déce­lées, se voient quant à elles béné­fi­cier d’une date butoir de douze ans, qui com­mence à cou­rir à par­tir de la date de com­mis­sion (et non de la révé­la­tion) des faits. Ainsi, l’amendement per­met aux crimes et délits finan­ciers de ne pas être concer­nés par les allon­ge­ments de délais de prescription.

Force est de consta­ter éga­le­ment le fort degré d’asa­biya qui carac­té­rise l’oligarchie capi­ta­liste actuelle qui, au-delà de son iden­tité natio­nale, par­tage bien un sen­ti­ment d’appartenance à un même corps aux inté­rêts com­muns, tels que l’a démon­tré, dans de nom­breuses études, les socio­logues Michel Pin­çon et Monique Pinçon-Charlot4. De même notre éco­no­mie marque, ces der­nières années, une ten­dance à se rap­pro­cher de celle qui carac­té­rise 1984, avec la fin de l’abondance et de la bonne qua­lité pour les classes infé­rieures pauvres. En revanche, pour contrer la menace des crises capi­ta­listes, notre gou­ver­ne­ment se contente de trou­ver des boucs-émissaires pour ne pas avoir a recon­naître les défaillances d’un sys­tème éco­no­mique qui ne pro­fite qu’aux mal­frats, aux ban­dits magouilleurs et aux oppor­tu­nistes voraces, en pré­tex­tant pour­tant odieu­se­ment qu’il est pro­fi­table à tous et qu’il est le seul et unique, le meilleur sys­tème éco­no­mique pos­sible. Et c’est ainsi que les indi­vi­dus des classes supé­rieure et moyenne se voient tout éga­le­ment carac­té­ri­sés par la dou­ble­pen­sée en ce qu’ils refusent de (re)connaître la réa­lité du peuple pour mieux pré­ser­ver leur sta­tut et se ber­cer de douces illu­sions sur les bien­faits de l’oligarchie. Et pour mieux dis­si­mu­ler leurs manœuvres d’exploitation hon­teuse du labeur des classes pauvres, pour ne pas dire “leurs exac­tions léga­li­sées par eux-mêmes”, l’oligarchie capi­ta­liste ne se prive pas de recou­rir et de relayer volon­tiers une vision volon­tai­re­ment fausse et mani­chéenne des situa­tions de crises, afin de sim­pli­fier la pen­sée, telle que nous pou­vons mal­heu­reu­se­ment consta­ter actuel­le­ment toute la macro­nie uti­li­ser le pré­texte tota­le­ment fal­la­cieux de « la crise en Ukraine » pour cacher au public les vraies causes du déclin du parc de pro­duc­tion éner­gé­tique fran­çais qui ne relève que de la mise à mort d’EDF orches­trée par le gou­ver­ne­ment fran­çais et l’Union Euro­péenne depuis bien­tôt 23 ans5.

Et que dire de la pro­pa­gande média­tique ? Celle-ci est bien réelle mal­gré les appa­rences, dans la mesure où les médias appar­tiennent tous à une poi­gnée d’oligarques qui se par­tagent le monde. D’ailleurs, si nous ne connais­sons pas le prin­cipe de “muta­bi­lité du passé” orwel­lien, il faut bien com­prendre que l’Histoire est tou­jours écrite par la classe domi­nante6. L’histoire du passé écrite par les his­to­riens comme l’histoire de l’actualité écrite par les médias est tou­jours sus­cep­tible de fal­si­fi­ca­tions plus ou moins impor­tantes ou d’approches sin­gu­lières sus­cep­tibles de ser­vir des inté­rêts idéo­lo­giques. Quant à la sphère poli­tique, elle est bien éga­le­ment carac­té­ri­sée par un parti unique, de fait, puisque les par­tis poli­tiques les plus repré­sen­tés média­ti­que­ment sont com­po­sés de ces oli­garques qui par­tagent peu ou prou la même idéo­lo­gie, habi­tés qu’ils sont par les inté­rêts com­muns de la classe domi­nante à laquelle ils appar­tiennent. Et si les oppo­sants au gou­ver­ne­ment ne sont pas liqui­dés ni tor­tu­rés, ils sont l’objet d’une mort sociale dont l’effet sert, en défi­ni­tive, le même objec­tif : la dis­pa­ri­tion de la contes­ta­tion. Soit parce qu’aucun média ne relaie leur parole, soit parce qu’ils sont l’objet d’une cam­pagne de déni­gre­ment public.

Notons enfin le phé­no­mène d’anonymisation des per­sonnes à l’origine des déci­sions prises par l’oligarchie, tel que le font actuel­le­ment les cabi­nets de consul­ta­tion et les think tanks dans notre tech­no­cra­tie actuelle, fai­sant écho à la dys­to­pie de 1984 : « Et quelque part, abso­lu­ment ano­nymes, il y avait les cer­veaux direc­teurs qui coor­don­naient tous les efforts et éta­blis­saient la ligne poli­tique »7.

Fina­le­ment, la seule arme qu’Orwell n’avait pas pré­dite concerne la dis­so­lu­tion totale de la conscience de classe des classes infé­rieures, dans la mesure où, pour l’auteur, les pro­lé­taires n’en étaient de toute façon pas pour­vus. Mais l’Histoire du début du XXIe siècle a fait craindre à nos oli­garques, par des crises suc­ces­sives (les Gilets Jaunes étant la der­nière en date), que les pro­lé­taires puissent un jour prendre conscience de leur état d’asservissement com­mun, se regrou­per et s’unifier afin de reprendre la dia­lec­tique civi­li­sa­tion­nelle mar­xienne et ten­ter de par­ve­nir enfin à cette société sans classe, donc éga­li­taire. Face à ce risque de prise de conscience col­lec­tive, il leur était urgent de cou­per court à toute pos­si­bi­lité d’asa­biya des classes inférieures.

L’arme abso­lue des oli­garques pour atteindre cet objec­tif par­ti­cipe de la même stra­té­gie de dis­si­mu­la­tion de la vérité sous une belle appa­rence tolé­rante et géné­reuse telle que l’est la langue de coton. Elle nous vient direc­te­ment des États-Unis et fait l’objet d’un mar­te­lage cultu­rel quo­ti­dien depuis plu­sieurs années, s’immisçant dans la culture, l’enseignement, le monde du tra­vail, les dis­cours publics, etc. Il s’agit bien sûr, du “wokisme”, cou­rant idéo­lo­gique qui se charge de révé­ler et débus­quer toutes les dis­cri­mi­na­tions sociales que subissent les mino­ri­tés, en fonc­tion de leur ori­gine eth­nique, leur reli­gion ou leur sexe. L’intention est, là encore, toute hono­rable et pleine de bonnes inten­tions, en appa­rence. Le résul­tat réel est sur­tout que, par une sur­abon­dance média­tique et une infil­tra­tion quo­ti­dienne dans toutes les sphères sociales, à des degrés aussi extrêmes que par­fai­te­ment futiles, elle finit par pol­luer les rela­tions sociales et créer de toutes pièces des cris­pa­tions iden­ti­taires abso­lu­ment délé­tères et, de sur­croît, dis­cré­dite les causes qu’elle pré­tend servir.

Il faut bien com­prendre, en effet, que le “wokisme” est uti­lisé par l’oligarchie comme un outil stra­té­gique visant uni­que­ment la dis­so­lu­tion, l’annihilation même, de la conscience de classe en ayant recours à la diver­sion de l’attention des pauvres infé­rieurs domi­nés et exploi­tés vers des sujets aussi épars que ridi­cules (les ori­gines eth­niques et le genre). Il s’agit d’opérer un véri­table mor­cel­le­ment de la classe infé­rieure de manière à ce que les indi­vi­dus qui appar­tiennent à celle-ci se retrouvent enfer­més dans des concepts iden­ti­taires qui se dis­tinguent et s’opposent. Il ne s’agit que d’atomiser la classe pauvre, d’en réduire les membres à des concepts ahu­ris­sants de stu­pi­dité qui ne servent qu’à dis­traire les pseudo-intellectuels des classes moyennes et, sur­tout, les empê­cher de faire corps.

Le wokisme est l’outil suprême trouvé par l’oligarchie pour empê­cher les classes infé­rieures de se poser les seules ques­tions d’importance qui concernent leur inté­rêt com­mun et, plus encore, celle de toute l’espèce humaine : pour­quoi, dans notre société si pro­gres­siste, existe-t-il encore des classes sociales, donc des inéga­li­tés sociales ? Pour­quoi existe-t-il encore une oli­gar­chie de riches qui exploite et domine une masse pauvre avec tant d’ardeur et d’acharnement, au point que même le risque d’extinction de l’humanité, de plus en plus réel et concret, est inca­pable de frei­ner leurs manœuvres de domination ?

C’est pour­quoi, à l’inverse de 1984 où le patrio­tisme est poussé à son plus haut niveau, les oli­gar­chies capi­ta­listes ont aban­donné cet outil inutile, qui ren­voie à un passé fas­ciste qu’elle entend com­battre et qu’elle estime poten­tiel­le­ment dan­ge­reux. C’est pour­quoi notre sen­ti­ment d’appartenance à une même nation n’a jamais été aussi faible et ses restes mou­rant finissent par être tota­le­ment consom­més par la marche for­cée du wokisme. Il fau­dra, de toute façon, rap­pe­ler que les États Nations sont des créa­tions arti­fi­cielles, bâties au XIXe siècle en lut­tant dure­ment contre les régio­na­lismes, dans le but exclu­sif de faci­li­ter l’administration de l’oligarchie bour­geoise capi­ta­liste et de favo­ri­ser ainsi son exploi­ta­tion sur les classes infé­rieures plus nom­breuses. En effet, il est un constat his­to­rique que les humains semblent pré­fé­rer vivre en petits groupes, car l’auto-gestion, l’égalité et l’asa­biya y sont plus simples à obte­nir et main­te­nir. Il était ainsi essen­tiel, pour l’oligarchie, de lut­ter contre le régio­na­lisme fédé­ra­teur et créa­teur d’asa­biya et de sup­plan­ter le natio­na­lisme par le sys­tème de puis­santes divi­sions sociales que repré­sentent le wokisme.


Conclusion

À la ques­tion de savoir de quoi parle 1984, la réponse est simple : 1984 pré­sente un modèle théo­rique de domi­na­tion poli­tique inébran­lable opé­rée par et pour les besoins d’une mino­rité domi­nante sur une majo­rité domi­née tota­le­ment et éter­nel­le­ment asser­vie, main­te­nue de force dans l’inconscience de son propre état de ser­vi­tude afin d’éviter par tous moyens qu’elle ne se révolte. 1984 n’est rien de moins qu’une théo­rie socio­lo­gique roman­cée ayant pour fina­lité de pré­sen­ter, en guise d’avertissement aux peuples humains, une forme socié­tale sou­mises aux vel­léi­tés tyran­niques d’une oligarchie.

Et fina­le­ment, en quoi le tota­li­ta­risme orwel­lien est-il dif­fé­rent du tota­li­ta­risme qui carac­té­rise notre société ? Il appa­raît que le capi­ta­lisme n’est pas moins tota­li­taire que le com­mu­nisme sta­li­nien, bien au contraire, il est seule­ment plus per­ni­cieux ! Les tota­li­ta­rismes du XIXe siècle uti­li­saient en effet des arti­fices plus gros­siers pour se dis­si­mu­ler, tan­dis que ceux du capi­ta­lisme sont plus sub­tiles, plus fins, plus envoû­tants. L’oligarchie capi­ta­liste s’orne ainsi de beaux atours, brille de mille pro­messes, séduit le monde par des manœuvres trom­peuses, agit de manière détour­née et per­ni­cieuse, se pré­tend être ce qu’elle n’est pas dans les faits. Notre tota­li­ta­risme est dif­fus, dis­si­mulé, sour­nois et esthé­tique. C’est un tota­li­ta­risme aveu­glant, déguisé pour être pré­sen­table et accep­table. Et comme le tota­li­ta­risme capi­ta­liste est ter­ri­ble­ment séduc­teur, avan­çant à pas feu­trés sous sa peau d’agneau, il est d’autant plus inébran­lable qu’Orwell ne l’avait ima­giné en 1948.

Wins­ton se fera arrê­ter par la Police de la Pen­sée avant d’avoir pu finir sa lec­ture, et la Théo­rie et pra­tique du col­lec­ti­visme oli­gar­chique se ter­mine ainsi : « Mais il y a une ques­tion que nous avons jusqu’ici presque igno­rée. Pour­quoi l’égalité humaine doit-elle être évi­tée ? […] nous attei­gnons ici au secret cen­tral ». Pour Orwell, le secret cen­tral est que l’oligarchie tota­li­taire recherche uni­que­ment le pou­voir absolu. Or, la classe oli­gar­chique capi­ta­liste que nous pou­vons actuel­le­ment obser­ver conteste cette affir­ma­tion en ce que nos riches oli­garques se montrent bel et bien ani­més, en plus de l’amour du pou­voir, par ces motifs égoïstes que sont une vie longue dans le luxe et l’opulence.

Ibn Khal­doun pen­sait que c’est parce que les humains avaient une nature agres­sive et injuste envers ses sem­blables qu’il leur fal­lait une orga­ni­sa­tion poli­tique pour modé­rer ces carac­té­ris­tiques natu­relles et per­mettre aux humains de vivre ensemble. Avec Marx et Orwell, c’est, à l’inverse, la forme que prend l’organe politico-économique qui impulse la vio­lence et l’injustice des rela­tions sociales. Il est vrai que, dès lors que le pou­voir prend la forme oli­gar­chique, les inéga­li­tés doivent néces­sai­re­ment per­du­rer, car elles sont au fon­de­ment même de la société hié­rar­chi­sée et, ce fai­sant, de leur pou­voir. Ainsi, tant qu’il y aura des riches, il y aura néces­sai­re­ment des pauvres ; donc des classes sociales dont l’une est supé­rieure, domi­nante et exploi­teuse, et l’autre domi­née et exploi­tée ; donc il exis­tera une oli­gar­chie de fait, et tant que celle-ci se main­tien­dra, elle devien­dra de plus en plus tota­li­taire et donc, inébran­lable. Et qui­conque étu­die avec luci­dité le fonc­tion­ne­ment de la société capi­ta­liste, doit se résoudre à faire le même constat que Marx : la nature même de cette forme d’organisation sociale est fon­dée sur l’exploitation déme­su­rée de la Nature et des classes infé­rieures. En d’autres termes : la société capi­ta­liste ne sera jamais éga­li­taire, ni écologique.

En défi­ni­tive, la ques­tion de savoir si la vio­lence et l’injustice, qui carac­té­risent aujourd’hui l’humanité, sont de culture ou de nature demeure sans réponse. Sans doute son ori­gine se trouve-t-elle à mi-chemin entre les deux. Quoi qu’il en soit, il y a fort à craindre qu’Orwell ait eu rai­son sur le fait que la des­truc­tion de la société hié­rar­chi­sée, et tout ce qu’elle implique (misère, exploi­ta­tion, injus­tice), n’aura pro­ba­ble­ment jamais lieu chez les humains et, pire encore, que c’est bien la société hié­rar­chi­sée domi­née par une oli­gar­chie tota­li­taire qui finira par détruire l’espèce humaine.

sophie bonin

Notes :

1La Langue de coton, Robert Laf­font, 1991.

2« Des prin­ci­pales carac­té­ris­tiques du dis­cours poli­tique contem­po­rain… », in SEMEN n°30, Les lan­gages de l’idéologie. Études plu­ri­dis­ci­pli­naires, p. 169–186, 2011.

3Ibid.

4Socio­lo­gie de la bour­geoi­sie (La Décou­verte, ” Repères “, 2000), Le Pré­sident des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nico­las Sar­kozy (Zones/La Décou­verte, Paris, 2010) ou encore La Vio­lence des riches. Chro­nique d’une immense casse sociale (Zones/La Décou­verte, Paris, 2015).

5La loi ARENH étant la der­nière trou­vaille en date, le pro­jet Her­cule étant négo­cié dans le secret et en toute opa­cité depuis 2019.

6« L’histoire est écrite par les vain­queurs », in Frères enne­mis, Robert Bra­sillach, 1944.

7p. 61, op. cit.

Leave a Comment

Filed under Dossiers

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>