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C. Notre société capitaliste est-elle différente du totalitarisme orwellien ?
Revenons d’abord sur la notion de totalitarisme que nos intellectuels et politiciens aimeraient réserver, avec soin, aux seuls régimes fascistes du début du XXe siècle, excluant tout parallèle possible avec notre société capitaliste. Le totalitarisme, comme ne cesse de le souligner Orwell, s’exerce d’abord dans la sphère idéelle ; le totalitarisme est d’abord et avant tout idéologique. Il s’agit en effet d’imposer à tous les citoyens l’adhésion à une idéologie obligatoire, hors de laquelle ils sont considérés comme des ennemis de la société, avec l’acceptation d’une vérité qui ne tolère aucun doute ni aucune critique. Le totalitarisme, orchestré par une oligarchie constituée politiquement dans un parti unique porté par un leader charismatique, servant d’icône représentative, contrôle la totalité de l’appareil étatique et diffuse cette idéologie totalitaire à travers de nombreux outils, dont les médias, utilisés comme des instruments de propagande, ainsi que les moyens de surveillance et de punition de toutes idées contestataires, à l’aide d’un réseau de surveillance des individus, basé sur la suspicion, la dénonciation et la délation.
C’est pourquoi l’édification du totalitarisme s’érige particulièrement sur le langage, comme le met en avant Orwell avec la novlangue, en tant qu’il est le premier vecteur idéologique des humains. La question est de savoir dans quelle mesure la novlangue peut être mise en parallèle avec le travail fait sur la langue contemporaine. Nous avons vu que la novlangue s’emploie à supprimer des termes afin d’annihiler la pensée. À l’inverse, notre langage contemporain foisonne d’un lexique toujours plus riche et complexe de mots ou d’expressions nouvelles. Ce phénomène a notablement été étudié par François-Bernard Huyghe, qui a proposé, en 1991, de baptiser ce nouveau langage « langue de coton »1 pour illustrer la caractéristique d’un argumentaire nouveau qui entrave la réfutation et qui est constitué de nombreux euphémismes périphrastiques, procédé qui consiste à cacher une réalité en la noyant sous des concepts adoucis jugés moralement plus louables et dont la connotation positive empêche la critique. Le terme “licenciement” se voit par exemple remplacé par “ réallocation de la main d’œuvre ”, et la langue de coton se charge ainsi d’euphémismes périphrastiques en périphrases euphémistiques : le malentendant devient le porteur d’un handicap de surdité ; la personne âgée, une personne en situation de dépendance physique dû au vieillissement, etc. Or, un tel procédé qui consiste à utiliser de jolis termes détournés permet non seulement de cacher la dure réalité, mais, pire encore, abolit la possibilité de critiques. En effet, comme l’analyse très justement Corinne Gobin2, qui peut se dire contre la croissance de l’emploi ? Ou bien encore contre la formation tout au long de sa vie ; contre la promotion du bonus budgétaire ou encore contre la lutte contre les déficits publics sans paraître aussitôt « suspect de s’attaquer à l’essence même de l’ordre social » ? Aboutissant à la conclusion que la “pensée unique” d’Ignacio Ramonet caractérise bel et bien notre société actuelle, Corinne Gobin écrit : « Le fait [EST] que nous ne sommes plus dans un univers discursif de type contradictoire. Non seulement le même vocabulaire politique, et les mêmes expressions, se trouvent dans la bouche de quasi tous les membres de la classe politique mais encore ce vocabulaire « percole » au quotidien, via une intense diffusion médiatique, dans les discours socio-politiques les plus variés : de l’autorité universitaire jusqu’à l’assistant social, en passant par l’administrateur d’un hôpital ou l’animateur d’un centre culturel. Il y a ainsi homogénéisation forte du vocabulaire socio-politique général et infiltration intense de ce vocabulaire dans de plus en plus de sphères sociales au sens large. »3
Le langage de nos sociétés contemporaines n’est donc pas l’objet d’une déstructuration volontaire et réfléchie comme dans 1984, mais, au contraire, d’une impression de richesse accrue et d’une sorte de foisonnement novateur d’une terminologie conciliante, généreuse et tolérante. Or, dans cette profusion sirupeuse de bons sentiments et de gentilles attentions, les mots finissent par ne plus rien dire tant ils sont radicalement détachés de la réalité qu’ils entendent signifier. C’est ainsi que l’oligarchie capitaliste a créé le langage typique de la “doublepensée” : un langage spécifique qui permet de désigner des faits réels en les nommant joliment à l’inverse de ce qu’ils sont réellement afin de les nier. La générosité lexicale n’est donc pas incompatible avec la censure intellectuelle et le décervelage dogmatique, imposé par le langage unique, est la condition essentielle pour permettre la pensée unique qui n’est rien d’autre qu’un totalitarisme intellectuel.
C’est ainsi que, à l’instar de la novlangue, la langue de coton de nos oligarques vise bien la suppression totale des pensées jugées subversives, voire officiellement interdites, avec la création de tabous dogmatique et pseudo-scientifiques, dont la transgression est susceptible d’entraîner un châtiment pénal. En outre, ces manœuvres rhétoriques visant à interdire et paralyser la pensée, utilisent allègrement le renvoi de tous les opposants à des notions historiquement connotées à forte charge négative, à cause de la dimension honteuse et méprisante, « antisociale » en somme, que ces mots recèlent : complotistes, racistes, spécistes, négationnistes, etc. Car si les mots sont des outils au service de la pensée, ils peuvent tout autant être des armes destinées à paralyser la pensée jusqu’à l’interdire totalement à l’aide de « mots barrières » faciles d’utilisation, fortement chargés de réprobation sociale, qui non seulement compliquent la réfutation mais, en outre, incriminent l’individu qui s’en voit qualifié. Tandis que la langue de coton concernent les bonnes gens, les mauvaises gens sont quant à eux réduits à des notions quasi-délictuelles par des raccourcis portant tout le poids d’une culpabilité qui n’est que celle d’être, en réalité, opposés à la pensée officielle présentée comme vérité unique des oligarques. Ces stratégies linguistiques ont, in fine, le même but que la novlangue : permettre à l’oligarchie au pouvoir d’y rester ; d’être irréfutable et donc inébranlable.
Et dans la mesure où, à l’instar de 1984, notre société est toujours une société hiérarchique avec des classes sociales bien distinctes, dominées et dirigées par une classe oligarchique caractérisée par un mode de production capitaliste en place depuis 1789, bon nombre des outils orwelliens peuvent y être retrouvés dont notamment le mépris de la classe pauvre. Celle-ci se voit non seulement rendue coupable de sa propre misère par les classes supérieures en raison de sa présupposé fainéantise et de son incapacité d’adaptation sociale, ce qui, de la part des classes supérieures, n’est rien d’autre que de l’aveuglement sur les mécanismes objectifs de création de la misère, lesquels ne sont que les conséquences directes des violentes inégalités induites par l’essence même des sociétés hiérarchisées et capitalistes. Mais, de surcroît, la classe pauvre est rendue coupable des faillites du système social en son entier permettant ainsi de cacher la réalité des manœuvres de dilapidation de l’argent public opérées par les oligarques.
Il est, en effet, plus facile de dire que la dette publique provient de la solidarité sociale plutôt que de la fraude et de l’évasion fiscale des plus riches, ou encore des salaires et autres émoluments de la classe dirigeante. En d’autres termes, le mépris de la classe pauvre s’opère dans le discours des classes supérieures, repris par la classe moyenne et les pauvres deviennent les boucs-émissaires parfaits permettant de dissimuler la violence d’un système inique par essence qui permet aux oligarques de continuer à exploiter et dominer les classes inférieures en toute impunité. En termes de bouc-émissaire, d’ailleurs, l’oligarchie dispose de nombreuses autres possibilités dans la désignation de parfaits coupables pour instaurer ainsi un climat de guerre perpétuelle contre un ennemi commun, au grès des aléas de l’actualité historique : le nationalisme, le terrorisme, une épidémie, les complotistes, Poutine, etc. Pour finir, la classe inférieure pauvre est effectivement l’objet d’un abrutissement médiatique et culturel, perpétré par l’oligarchie et ses sbires (la classe moyenne) via les divertissements absurdes et décérébrés afin de maintenir sciemment les prolétaires dans un état de léthargie intellectuelle (émissions, télé-réalité, sport, jeux d’argent, etc.).
Concernant la surveillance de masse, notre société fait bel et bien preuve de génie innovateur dans ce secteur sous couvert de sécurité publique (vidéo-surveillance, biométrie, drones, téléphone portable, pass sanitaire, etc.) contre des menaces guerrières, urgentes et vitales (terrorisme, pandémie). Nous voyons également le phénomène de plus en plus quotidien des repentances publiques médiatisées, mais aussi l’emploi plus fréquents ainsi que l’instauration de délits contre l’idéologie dominante (délit de fausse nouvelle, injure raciale, sexiste ou religieuse, etc).
Parallèlement, notre oligarchie tolère la délinquance prolétarienne avec l’abandon entière de zones urbaines pauvres aux mains de trafiquants, tout en maintenant une justice inique caractérisée par une délinquance en col blanc qui ne fait l’objet que de très peu de poursuites, ou de sanctions parfaitement dérisoires, quand elle n’est pas tout simplement entravée par le législateur. À ce titre, par exemple, M Jérôme Cahuzac, ancien ministre délégué au budget, reconnu coupable de fraude fiscale et de blanchiment de fraude fiscale, pour un montant qui oscille, selon les sources, entre 600 000 et 15 millions d’euros, n’a été condamné qu’à trois ans de prison, qu’il n’aura pas à effectuer réellement grâce à un aménagement de peine (bracelet électronique). De la même façon, et pour ne citer qu’un exemple, si la loi du 27 février 2017 a réformé les délais de prescription en matière pénale, dans l’objectif d’allonger la possibilité de mise en mouvement de l’action publique à partir de la révélation des faits (non pas de leur commission), l’oligarchie s’est bien gardée de faire la publicité médiatique d’un amendement spécifique concernant les délais de prescription des délits financiers. En effet, les infractions économiques et financières, toujours opérées dans l’ombre et donc nécessitant un certain temps avant d’être décelées, se voient quant à elles bénéficier d’une date butoir de douze ans, qui commence à courir à partir de la date de commission (et non de la révélation) des faits. Ainsi, l’amendement permet aux crimes et délits financiers de ne pas être concernés par les allongements de délais de prescription.
Force est de constater également le fort degré d’asabiya qui caractérise l’oligarchie capitaliste actuelle qui, au-delà de son identité nationale, partage bien un sentiment d’appartenance à un même corps aux intérêts communs, tels que l’a démontré, dans de nombreuses études, les sociologues Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot4. De même notre économie marque, ces dernières années, une tendance à se rapprocher de celle qui caractérise 1984, avec la fin de l’abondance et de la bonne qualité pour les classes inférieures pauvres. En revanche, pour contrer la menace des crises capitalistes, notre gouvernement se contente de trouver des boucs-émissaires pour ne pas avoir a reconnaître les défaillances d’un système économique qui ne profite qu’aux malfrats, aux bandits magouilleurs et aux opportunistes voraces, en prétextant pourtant odieusement qu’il est profitable à tous et qu’il est le seul et unique, le meilleur système économique possible. Et c’est ainsi que les individus des classes supérieure et moyenne se voient tout également caractérisés par la doublepensée en ce qu’ils refusent de (re)connaître la réalité du peuple pour mieux préserver leur statut et se bercer de douces illusions sur les bienfaits de l’oligarchie. Et pour mieux dissimuler leurs manœuvres d’exploitation honteuse du labeur des classes pauvres, pour ne pas dire “leurs exactions légalisées par eux-mêmes”, l’oligarchie capitaliste ne se prive pas de recourir et de relayer volontiers une vision volontairement fausse et manichéenne des situations de crises, afin de simplifier la pensée, telle que nous pouvons malheureusement constater actuellement toute la macronie utiliser le prétexte totalement fallacieux de « la crise en Ukraine » pour cacher au public les vraies causes du déclin du parc de production énergétique français qui ne relève que de la mise à mort d’EDF orchestrée par le gouvernement français et l’Union Européenne depuis bientôt 23 ans5.
Et que dire de la propagande médiatique ? Celle-ci est bien réelle malgré les apparences, dans la mesure où les médias appartiennent tous à une poignée d’oligarques qui se partagent le monde. D’ailleurs, si nous ne connaissons pas le principe de “mutabilité du passé” orwellien, il faut bien comprendre que l’Histoire est toujours écrite par la classe dominante6. L’histoire du passé écrite par les historiens comme l’histoire de l’actualité écrite par les médias est toujours susceptible de falsifications plus ou moins importantes ou d’approches singulières susceptibles de servir des intérêts idéologiques. Quant à la sphère politique, elle est bien également caractérisée par un parti unique, de fait, puisque les partis politiques les plus représentés médiatiquement sont composés de ces oligarques qui partagent peu ou prou la même idéologie, habités qu’ils sont par les intérêts communs de la classe dominante à laquelle ils appartiennent. Et si les opposants au gouvernement ne sont pas liquidés ni torturés, ils sont l’objet d’une mort sociale dont l’effet sert, en définitive, le même objectif : la disparition de la contestation. Soit parce qu’aucun média ne relaie leur parole, soit parce qu’ils sont l’objet d’une campagne de dénigrement public.
Notons enfin le phénomène d’anonymisation des personnes à l’origine des décisions prises par l’oligarchie, tel que le font actuellement les cabinets de consultation et les think tanks dans notre technocratie actuelle, faisant écho à la dystopie de 1984 : « Et quelque part, absolument anonymes, il y avait les cerveaux directeurs qui coordonnaient tous les efforts et établissaient la ligne politique »7.
Finalement, la seule arme qu’Orwell n’avait pas prédite concerne la dissolution totale de la conscience de classe des classes inférieures, dans la mesure où, pour l’auteur, les prolétaires n’en étaient de toute façon pas pourvus. Mais l’Histoire du début du XXIe siècle a fait craindre à nos oligarques, par des crises successives (les Gilets Jaunes étant la dernière en date), que les prolétaires puissent un jour prendre conscience de leur état d’asservissement commun, se regrouper et s’unifier afin de reprendre la dialectique civilisationnelle marxienne et tenter de parvenir enfin à cette société sans classe, donc égalitaire. Face à ce risque de prise de conscience collective, il leur était urgent de couper court à toute possibilité d’asabiya des classes inférieures.
L’arme absolue des oligarques pour atteindre cet objectif participe de la même stratégie de dissimulation de la vérité sous une belle apparence tolérante et généreuse telle que l’est la langue de coton. Elle nous vient directement des États-Unis et fait l’objet d’un martelage culturel quotidien depuis plusieurs années, s’immisçant dans la culture, l’enseignement, le monde du travail, les discours publics, etc. Il s’agit bien sûr, du “wokisme”, courant idéologique qui se charge de révéler et débusquer toutes les discriminations sociales que subissent les minorités, en fonction de leur origine ethnique, leur religion ou leur sexe. L’intention est, là encore, toute honorable et pleine de bonnes intentions, en apparence. Le résultat réel est surtout que, par une surabondance médiatique et une infiltration quotidienne dans toutes les sphères sociales, à des degrés aussi extrêmes que parfaitement futiles, elle finit par polluer les relations sociales et créer de toutes pièces des crispations identitaires absolument délétères et, de surcroît, discrédite les causes qu’elle prétend servir.
Il faut bien comprendre, en effet, que le “wokisme” est utilisé par l’oligarchie comme un outil stratégique visant uniquement la dissolution, l’annihilation même, de la conscience de classe en ayant recours à la diversion de l’attention des pauvres inférieurs dominés et exploités vers des sujets aussi épars que ridicules (les origines ethniques et le genre). Il s’agit d’opérer un véritable morcellement de la classe inférieure de manière à ce que les individus qui appartiennent à celle-ci se retrouvent enfermés dans des concepts identitaires qui se distinguent et s’opposent. Il ne s’agit que d’atomiser la classe pauvre, d’en réduire les membres à des concepts ahurissants de stupidité qui ne servent qu’à distraire les pseudo-intellectuels des classes moyennes et, surtout, les empêcher de faire corps.
Le wokisme est l’outil suprême trouvé par l’oligarchie pour empêcher les classes inférieures de se poser les seules questions d’importance qui concernent leur intérêt commun et, plus encore, celle de toute l’espèce humaine : pourquoi, dans notre société si progressiste, existe-t-il encore des classes sociales, donc des inégalités sociales ? Pourquoi existe-t-il encore une oligarchie de riches qui exploite et domine une masse pauvre avec tant d’ardeur et d’acharnement, au point que même le risque d’extinction de l’humanité, de plus en plus réel et concret, est incapable de freiner leurs manœuvres de domination ?
C’est pourquoi, à l’inverse de 1984 où le patriotisme est poussé à son plus haut niveau, les oligarchies capitalistes ont abandonné cet outil inutile, qui renvoie à un passé fasciste qu’elle entend combattre et qu’elle estime potentiellement dangereux. C’est pourquoi notre sentiment d’appartenance à une même nation n’a jamais été aussi faible et ses restes mourant finissent par être totalement consommés par la marche forcée du wokisme. Il faudra, de toute façon, rappeler que les États Nations sont des créations artificielles, bâties au XIXe siècle en luttant durement contre les régionalismes, dans le but exclusif de faciliter l’administration de l’oligarchie bourgeoise capitaliste et de favoriser ainsi son exploitation sur les classes inférieures plus nombreuses. En effet, il est un constat historique que les humains semblent préférer vivre en petits groupes, car l’auto-gestion, l’égalité et l’asabiya y sont plus simples à obtenir et maintenir. Il était ainsi essentiel, pour l’oligarchie, de lutter contre le régionalisme fédérateur et créateur d’asabiya et de supplanter le nationalisme par le système de puissantes divisions sociales que représentent le wokisme.
Conclusion
À la question de savoir de quoi parle 1984, la réponse est simple : 1984 présente un modèle théorique de domination politique inébranlable opérée par et pour les besoins d’une minorité dominante sur une majorité dominée totalement et éternellement asservie, maintenue de force dans l’inconscience de son propre état de servitude afin d’éviter par tous moyens qu’elle ne se révolte. 1984 n’est rien de moins qu’une théorie sociologique romancée ayant pour finalité de présenter, en guise d’avertissement aux peuples humains, une forme sociétale soumises aux velléités tyranniques d’une oligarchie.
Et finalement, en quoi le totalitarisme orwellien est-il différent du totalitarisme qui caractérise notre société ? Il apparaît que le capitalisme n’est pas moins totalitaire que le communisme stalinien, bien au contraire, il est seulement plus pernicieux ! Les totalitarismes du XIXe siècle utilisaient en effet des artifices plus grossiers pour se dissimuler, tandis que ceux du capitalisme sont plus subtiles, plus fins, plus envoûtants. L’oligarchie capitaliste s’orne ainsi de beaux atours, brille de mille promesses, séduit le monde par des manœuvres trompeuses, agit de manière détournée et pernicieuse, se prétend être ce qu’elle n’est pas dans les faits. Notre totalitarisme est diffus, dissimulé, sournois et esthétique. C’est un totalitarisme aveuglant, déguisé pour être présentable et acceptable. Et comme le totalitarisme capitaliste est terriblement séducteur, avançant à pas feutrés sous sa peau d’agneau, il est d’autant plus inébranlable qu’Orwell ne l’avait imaginé en 1948.
Winston se fera arrêter par la Police de la Pensée avant d’avoir pu finir sa lecture, et la Théorie et pratique du collectivisme oligarchique se termine ainsi : « Mais il y a une question que nous avons jusqu’ici presque ignorée. Pourquoi l’égalité humaine doit-elle être évitée ? […] nous atteignons ici au secret central ». Pour Orwell, le secret central est que l’oligarchie totalitaire recherche uniquement le pouvoir absolu. Or, la classe oligarchique capitaliste que nous pouvons actuellement observer conteste cette affirmation en ce que nos riches oligarques se montrent bel et bien animés, en plus de l’amour du pouvoir, par ces motifs égoïstes que sont une vie longue dans le luxe et l’opulence.
Ibn Khaldoun pensait que c’est parce que les humains avaient une nature agressive et injuste envers ses semblables qu’il leur fallait une organisation politique pour modérer ces caractéristiques naturelles et permettre aux humains de vivre ensemble. Avec Marx et Orwell, c’est, à l’inverse, la forme que prend l’organe politico-économique qui impulse la violence et l’injustice des relations sociales. Il est vrai que, dès lors que le pouvoir prend la forme oligarchique, les inégalités doivent nécessairement perdurer, car elles sont au fondement même de la société hiérarchisée et, ce faisant, de leur pouvoir. Ainsi, tant qu’il y aura des riches, il y aura nécessairement des pauvres ; donc des classes sociales dont l’une est supérieure, dominante et exploiteuse, et l’autre dominée et exploitée ; donc il existera une oligarchie de fait, et tant que celle-ci se maintiendra, elle deviendra de plus en plus totalitaire et donc, inébranlable. Et quiconque étudie avec lucidité le fonctionnement de la société capitaliste, doit se résoudre à faire le même constat que Marx : la nature même de cette forme d’organisation sociale est fondée sur l’exploitation démesurée de la Nature et des classes inférieures. En d’autres termes : la société capitaliste ne sera jamais égalitaire, ni écologique.
En définitive, la question de savoir si la violence et l’injustice, qui caractérisent aujourd’hui l’humanité, sont de culture ou de nature demeure sans réponse. Sans doute son origine se trouve-t-elle à mi-chemin entre les deux. Quoi qu’il en soit, il y a fort à craindre qu’Orwell ait eu raison sur le fait que la destruction de la société hiérarchisée, et tout ce qu’elle implique (misère, exploitation, injustice), n’aura probablement jamais lieu chez les humains et, pire encore, que c’est bien la société hiérarchisée dominée par une oligarchie totalitaire qui finira par détruire l’espèce humaine.
sophie bonin
Notes :
2« Des principales caractéristiques du discours politique contemporain… », in SEMEN n°30, Les langages de l’idéologie. Études pluridisciplinaires, p. 169–186, 2011.
4Sociologie de la bourgeoisie (La Découverte, ” Repères “, 2000), Le Président des riches. Enquête sur l’oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy (Zones/La Découverte, Paris, 2010) ou encore La Violence des riches. Chronique d’une immense casse sociale (Zones/La Découverte, Paris, 2015).