Il y a une guerre civile froide en Russie”. Entretien avec Alexeï Slapovski (Vodka, dollars et gueule de bois)

Notre série d’entretiens avec des écri­vains russes ou rus­so­phones sur la guerre en Ukraine conti­nue.
Alexeï Sla­povski est l’auteur de plu­sieurs livres tra­duits en fran­çais, Vodka, dol­lars et gueule de bois (Albin Michel), Je n’est pas moi (10/18), Ille (Kéruss) et du Second Avè­ne­ment n°1 (Ginkgo édi­tions), à paraître ce mois-ci. Les pro­pos qu’il nous a confiés vous don­ne­ront cer­tai­ne­ment envie de lire ce nou­vel ouvrage. L’entretien qui suit a été réa­lisé par cour­riel et tra­duit du russe.

Entre­tien :

AdL : Etes-vous en Rus­sie actuellement ?

AS : Oui.

Quelles sont vos impres­sions de la guerre en Ukraine et de l’état d’esprit de vos compatriotes ?

Il y a deux guerres : la « chaude », la vraie, en Ukraine, et une guerre civile froide en Rus­sie : la popu­la­tion s’y est scin­dée en deux – les uns pro­testent, les autres sont pour. Ces deux camps se dis­putent à n’en plus finir et s’insultent par réseaux sociaux inter­po­sés. Par ailleurs, cette guerre froide ne l’est pas tant que cela : les gens qui sortent mani­fes­ter sont arrê­tés, on leur fait payer des amendes, et cer­tains sont tabas­sés par les ser­vi­teurs fidèles du pou­voir. C’est bien la for­mule « ser­vi­teurs du pou­voir » qui s’impose : ce ne sont pas des ser­vi­teurs de la loi ; en Rus­sie, toutes les lois sont bafouées.

L’intelligentsia aussi est divi­sée en deux, y com­pris les créa­teurs. Voici ce que j’écrivais dans mon blog, le 3 mars :
« La Lite­ra­tour­naya gazeta (un jour­nal conser­va­teur qui sou­tient le gou­ver­ne­ment) a publié un texte en faveur de l’opération mili­taire, suivi d’une longue liste de signa­taires. Parmi tous ces noms de famille, seuls cinq ou six sont connus du monde lit­té­raire ; les autres forment une légion d’écrivains de second rang qui n’auraient nor­ma­le­ment laissé aucune trace dans la lit­té­ra­ture russe. Main­te­nant, ils en ont laissé une. Ce sera la seule, défi­ni­ti­ve­ment. On peut les en féli­ci­ter, ils ont envoyé dans l’éternité un remar­quable cra­chat col­lec­tif. Mais pre­nons le temps de réflé­chir un peu. Si la majo­rité abso­lue, écra­sante, des bons écri­vains [russes] est contre la guerre, et la majo­rité abso­lue des sous-doués est pour, qu’est-ce que cela révèle ? Cela signi­fie que l’action dont on parle est elle aussi le fait d’un sous-doué (pour par­ler poli­ment). C’est pour cela que cette action sus­cite l’empathie des sous-doués. Ceux qui se res­semblent votent les uns pour les autres. »
Je vou­drais évo­quer aussi l’anecdote sui­vante. Aujourd’hui, je suis sorti pro­me­ner mon chien. J’ai ren­con­tré quelqu’un qui fai­sait de même. Subi­te­ment, il s’est mis à dis­cou­rir, à van­ter les actes du pou­voir, consi­dé­rant la guerre comme néces­saire. Une seule chose le désole : il a inventé un appa­reil com­posé de len­tilles et d’aimants, des­tiné à cap­ter l’énergie astrale, mais il n’a pas réussi à faire paten­ter cette inven­tion. Il compte la pro­po­ser à l’Armée russe, d’après ce qu’il raconte.

Voilà la sorte de gens qui sou­tiennent l’agression. Par moments, on a l’impression que la plu­part des habi­tants de notre nation a perdu la rai­son.
Eh bien, ce n’est pas le pre­mier cas de psy­chose col­lec­tive dans l’Histoire. Rappelons-nous la Nuit de cris­tal en Alle­magne et la Saint-Barthélemy en France.

A notre connais­sance, la pro­pa­gande est omni­pré­sente dans les médias russes. Pensez-vous qu’elle est cré­dible pour la plu­part de l’intelligentsia ? Est-ce que les gens autour de vous s’informent auprès de médias étrangers ?

L’intelligentsia ne regarde ni n’écoute les médias offi­ciels. Il y a des moyens de contour­ner les blo­cages sur Inter­net, ce qui per­met à toute per­sonne qui le sou­haite d’accéder à des infor­ma­tions objec­tives pro­ve­nant de diverses sources. Le pro­blème, c’est que tout le monde ne le sou­haite pas.

Y a-t-il des artistes, des écri­vains et d’autres intel­lec­tuels qui mani­festent leur oppo­si­tion à la guerre, parmi vos amis et vos connais­sances ? Si c’est le cas, com­ment le font-ils ?

Sur Face­book, j’ai 5 000 amis (le nombre maxi­mal qu’on peut atteindre) et presque autant d’abonnés. Presque tous sont contre la guerre ; ils expriment leur opi­nion par écrit et de vive voix. Mais tous ceux qui sont contre ne vont pas mani­fes­ter, loin de là. Mal­heu­reu­se­ment, mani­fes­ter ne sert à rien. Même si un mil­lion de per­sonnes allait mani­fes­ter, main­te­nant, cela ne chan­ge­rait rien. Cela fait long­temps que le pou­voir n’a plus peur des cris des foules quand elles ne sont pas armées.

Vous sentez-vous concerné par le dur­cis­se­ment de la censure ?

Si vous pen­sez aux médias indé­pen­dants, pra­ti­que­ment tous ont été liqui­dés. Et il va de soi que cela m’inquiète. Sur les réseaux sociaux, des dizaines de mil­liers de gens expriment fran­che­ment leur opi­nion ; cer­tains d’entre eux sont jugés. On choi­sit ceux qu’on va per­sé­cu­ter, puisqu’il est impos­sible de les répri­mer tous. Du moins pour le moment. Il y a aussi un fait para­doxal : il n’existe pra­ti­que­ment pas de cen­sure concer­nant les livres des écri­vains contem­po­rains qui publient de la fic­tion. Pour­quoi ? Parce que le pou­voir consi­dère que, vu l’insignifiance du tirage de ces livres, l’influence des belles lettres est proche de zéro. Hélas, en l’occurrence, le pou­voir a raison.

Avez-vous l’impression de pou­voir agir ou d’être impuis­sant dans la situa­tion actuelle ?

Je rédige la chro­nique des évé­ne­ments. Par­fois en vers. Je doute que cela puisse avoir une influence sur le parti adverse, mais j’espère que cela fait du bien au moral de ceux qui pensent comme moi. Voilà en quels termes j’ai réagi, par exemple, au meeting-concert du 18 mars [orga­nisé par Pou­tine] au stade Lou­j­niki à Mos­cou, censé célé­brer le rat­ta­che­ment de la Cri­mée à la Rus­sie – un vrai fes­tin en temps de peste [allu­sion à la pièce de Pou­ch­kine, ndlr]. Vous pou­vez tra­duire ce poème sans rimes et en vers libres.

Dehors, il pleut, ici, on s’offre un beau concert –
Naguère, les ani­ma­teurs de soi­rées bla­guaient ainsi.
La mère d’un sol­dat tué reçoit l’acte de décès
Tan­dis qu’au Lou­j­niki les masses s’extasient.
Les tueurs recon­nais­sants ont le regard atten­dri,
Le chœur dévoué chante avec jubi­la­tion.
Ailleurs, enfants et mères four­rés dans un sous-sol
N’osent plus lever les yeux, crai­gnant le bom­bar­de­ment.
Des rues, des voi­tures, des foyers et des ber­ceaux se vident,
Mais ce n’est pas pour autant qu’on renon­ce­rait à dan­ser.
Les fas­cistes qui vous déna­zi­fient,
Ça donne un concert pro­pre­ment inouï.
Rie­fens­tahl s’en mord les doigts dans sa tombe,
De n’avoir pas pu fil­mer ce concert-là.

Quelle tour­nure peuvent prendre les évé­ne­ments dans les jours et les mois à venir, à votre avis ?

Nul ne le sait. Je sup­pose que Pou­tine a besoin d’une vic­toire quel­conque, ou du moins d’un sem­blant de vic­toire. Quand il va trou­ver ce qu’il lui faut, « l’opération » s’arrêtera. Mais elle ne sera pas ter­mi­née pour autant.

Avez-vous un mes­sage à adres­ser aux lec­teurs, aux jour­na­listes et aux écri­vains français ?

J’ai un heu­reux évé­ne­ment à leur annon­cer : la paru­tion d’un de mes livres en fran­çais. (Le Second avè­ne­ment n°1, tra­duit du russe par Chris­tine Zeytounian-Belous, chez Ginkgo édi­tions, à paraître en avril 2022.) Lisez ce livre, il a été écrit il y a long­temps, mais il contient beau­coup de choses qui res­tent actuelles. Il ne s’agit pas là de la réa­lité quo­ti­dienne, mais d’un cer­tain mes­sage sur la com­plexité de l’âme russe. Celle-ci peut être héroïque, mais aussi lâche. Ce qu’on observe aussi n’importe où ailleurs.

consul­ter notre dos­sier “De la guerre entre la Rus­sie et l’Ukraine : les entre­tiens du litteraire.com”

Pro­pos recueillis par agathe de las­tyns pour lelitteraire.com, le 04 avril 2022.

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