Publicité ou concept ? Le choix d’Enthoven
Tout, ici, commence par un doute sur la fonction même de la pensée, que l’auteur explicite d’emblée : « Faut-il (…) faire passer du doute, ou manipuler ceux qui ont envie de croire ? Déduire ou séduire ? Je ne sais pas ». Enthoven ne cache pas son hésitation entre les deux voies ouvertes au philosophe (en dehors de la voie universitaire, qui se ferme parfois devant les plus créatifs) : construire une pensée, ou plaire. Il semble avoir voulu faire à la fois l’un et l’autre, en tentant de penser les objets du quotidien, d’en faire sa « matière première », en cherchant le vécu à égale distance de l’ontologie et de la publicité. Le modèle, d’ailleurs explicite, est le Barthes des Mythologies, l’analyse poussée jusqu’au sourire amusé, par lequel l’intelligence incrédule parvient à l’indulgence.
Pour tenir cet étonnant pari de penser et de plaire à la fois, Enthoven dispose d’une arme secrète, trop souvent négligée, voire méprisée par bien des philosophes actuels : le style. Il en use souvent avec brio, parfois avec emphase, toujours avec un plaisir prolixe qui se refuse peu de mots, pour peu qu’ils soient saillants. Aussi fait-il mouche, bien souvent : ici, par le paradoxe : « comment élever la philosophie jusqu’aux objets du quotidien ? », là, par la syllepse : « le GPS offre une ligne de conduite », ailleurs part son art du raccourci : « le nombre de clics est une valeur en soi », « Lady gaga, ce n’est personne », « fumer, c’est s’arrêter de fumer ».
En un mot, Enthoven pourrait reprendre à son compte la figure grecque du sage s’il se gardait mieux de l’imprécation où le plongent parfois quelques inimitiés persistantes : l’indignation lui semble ainsi « à l’image du père qui lutine sa fille tout en s’indignant de la condition des femmes » ; quant à Rousseau, il n’aurait « gravi toutes les marges que pour se retrouver en tête de gondole ».
Enthoven est-il tombé dans le piège, non de l’objet, mais du discours social sur l’objet ? En suivant ses goûts et répulsions, en réglant au passage quelques comptes (par exemple avec le café de l’Astrolabe, victime d’une caricature très drôle) ou en encensant ses produits favoris, Enthoven frôle parfois la publicité pure et simple : « L’aérogare high cost d’Orly-Ouest est une petite merveille mondialisée », « Nespresso, Mariages frères, Ladurée, Cure gourmande, Caviars Prunier, Choppard, FNAC, Longines, Gucci, Balmain, Calvin Klein… C’est l’amour à l’Amex », « France Info est un train fou, un cœur battant dont les pulsations miment la cadence du monde » ‚« Viber montre tout » « Viber donne au son la vitesse de la lumière », « La tradi, ça sent l’humain », « Parmi les applications ludiques dont le détenteur d’un IPhone peut, en quelques secondes, faire l’acquisition pour une somme dérisoire…», « IPhone, mon bel IPhone ».
Et pourtant, il y a bel et bien une pensée Enthoven : ce n’est pas une rigueur méthodique ou une savante exégèse, c’est un fourmillement d’idées. Enthoven ouvre des pistes, lance des coups de sonde, erre et suggère. Un art fugace, plein de brillant, un art capable d’éclairer bien des choses d’un œil neuf, mais qui est par là même un art de l’interruption et de la déception. Car Enthoven ne donne pas suite : au lieu de développer, définir, démontrer, il est déjà ailleurs. C’est un penseur dont les idées demeurent sans théorie.
Prenez l’idée, stimulante à propos des objets quotidiens, de « matière première » : Enthoven ne se demande pas (ou ne dit pas) quelles sont les formes correspondantes. Lorsqu’il parle de « viol subliminal », à propos de ces publicités qui disent « je » et feignent donc de penser pour moi, il tait les réinterprétations possibles à partir de là, notamment du cogito, et donc la possibilité que le langage, ou du moins la fonction sujet, dépende d’un tel viol. Lorsque qu’Enthoven décrit le GPS comme la voix de Dieu, il ne va pas jusqu’à envisager que tous les objets, à nos yeux, soient aussi divins, qu’ils soient tous l’objet d’un culte, et que cette religion des objets puisse être le nouveau visage de notre exploitation. Lorsqu’il lance le mot « cicatrace », en lui-même si parlant, il ne fait aucune référence à la cruelle création de la mémoire chez Nietzsche, ou à la scène finale de La colonie pénitentiaire de Kafka. Il est déjà parti, séduit par quelque autre idée.
Une icône des media peut fort bien dissimuler un penseur fulgurant et timide.
jean-paul galibert
Raphael Enthoven, Matière première , nrf Gallimard, janvier 2013, 148 p. — 14,90 €.
Je vous lis à l’instant, et me retrouve (pour le peu que j’en sais) à bien des égards dans ce que vous dites (éloges exclus). J’aime passionnément les débuts et les étincelles. Et j’ai trop souvent, pendant mes études ou quand j’enseignais, démonté des mécaniques pour ne pas, désormais, pratiquer l’ellipse avec bonheur… Bien à vous. Raphaël Enthoven