Raphael Enthoven, Matière première

Publi­cité ou concept ? Le choix d’Enthoven

Tout, ici, com­mence par un doute sur la fonc­tion même de la pen­sée, que l’auteur expli­cite d’emblée : « Faut-il (…) faire pas­ser du doute, ou mani­pu­ler ceux qui ont envie de croire ? Déduire ou séduire ? Je ne sais pas ». Entho­ven ne cache pas son hési­ta­tion entre les deux voies ouvertes au phi­lo­sophe (en dehors de la voie uni­ver­si­taire, qui se ferme par­fois devant les plus créa­tifs) : construire une pen­sée, ou plaire. Il semble avoir voulu faire à la fois l’un et l’autre, en ten­tant de pen­ser les objets du quo­ti­dien, d’en faire sa « matière pre­mière », en cher­chant le vécu à égale dis­tance de l’ontologie et de la publi­cité. Le modèle, d’ailleurs expli­cite, est le Barthes des Mytho­lo­gies, l’analyse pous­sée jusqu’au sou­rire amusé, par lequel l’intelligence incré­dule par­vient à l’indulgence.
Pour tenir cet éton­nant pari de pen­ser et de plaire à la fois, Entho­ven dis­pose d’une arme secrète, trop sou­vent négli­gée, voire mépri­sée par bien des phi­lo­sophes actuels : le style. Il en use sou­vent avec brio, par­fois avec emphase, tou­jours avec un plai­sir pro­lixe qui se refuse peu de mots, pour peu qu’ils soient saillants. Aussi fait-il mouche, bien sou­vent : ici, par le para­doxe : « com­ment éle­ver la phi­lo­so­phie jusqu’aux objets du quo­ti­dien ? », là, par la syl­lepse : « le GPS offre une ligne de conduite », ailleurs part son art du rac­courci : « le nombre de clics est une valeur en soi », « Lady gaga, ce n’est per­sonne », « fumer, c’est s’arrêter de fumer ».
En un mot, Entho­ven pour­rait reprendre à son compte la figure grecque du sage s’il se gar­dait mieux de l’imprécation où le plongent par­fois quelques ini­mi­tiés per­sis­tantes : l’indignation lui semble ainsi « à l’image du père qui lutine sa fille tout en s’indignant de la condi­tion des femmes » ; quant à Rous­seau, il n’aurait « gravi toutes les marges que pour se retrou­ver en tête de gondole ».

Entho­ven est-il tombé dans le piège, non de l’objet, mais du dis­cours social sur l’objet ? En sui­vant ses goûts et répul­sions, en réglant au pas­sage quelques comptes (par exemple avec le café de l’Astrolabe, vic­time d’une cari­ca­ture très drôle) ou en encen­sant ses pro­duits favo­ris, Entho­ven frôle par­fois la publi­cité pure et simple : « L’aérogare high cost d’Orly-Ouest est une petite mer­veille mon­dia­li­sée », « Nes­presso, Mariages frères, Ladu­rée, Cure gour­mande, Caviars Pru­nier, Chop­pard, FNAC, Lon­gines, Gucci, Bal­main, Cal­vin Klein… C’est l’amour à l’Amex », « France Info est un train fou, un cœur bat­tant dont les pul­sa­tions miment la cadence du monde » ‚« Viber montre tout » « Viber donne au son la vitesse de la lumière », « La tradi, ça sent l’humain », « Parmi les appli­ca­tions ludiques dont le déten­teur d’un IPhone peut, en quelques secondes, faire l’acquisition pour une somme déri­soire…», « IPhone, mon bel IPhone ».
Et pour­tant, il y a bel et bien une pen­sée Entho­ven : ce n’est pas une rigueur métho­dique ou une savante exé­gèse, c’est un four­mille­ment d’idées. Entho­ven ouvre des pistes, lance des coups de sonde, erre et sug­gère. Un art fugace, plein de brillant, un art capable d’éclairer bien des choses d’un œil neuf, mais qui est par là même un art de l’interruption et de la décep­tion. Car Entho­ven ne donne pas suite : au lieu de déve­lop­per, défi­nir, démon­trer, il est déjà ailleurs. C’est un pen­seur dont les idées demeurent sans théorie.

Prenez l’idée, sti­mu­lante à pro­pos des objets quo­ti­diens, de « matière pre­mière » : Entho­ven ne se demande pas (ou ne dit pas) quelles sont les formes cor­res­pon­dantes. Lorsqu’il parle de « viol sub­li­mi­nal », à pro­pos de ces publi­ci­tés qui disent « je » et feignent donc de pen­ser pour moi, il tait les réin­ter­pré­ta­tions pos­sibles à par­tir de là, notam­ment du cogito, et donc la pos­si­bi­lité que le lan­gage, ou du moins la fonc­tion sujet, dépende d’un tel viol. Lorsque qu’Enthoven décrit le GPS comme la voix de Dieu, il ne va pas jusqu’à envi­sa­ger que tous les objets, à nos yeux, soient aussi divins, qu’ils soient tous l’objet d’un culte, et que cette reli­gion des objets puisse être le nou­veau visage de notre exploi­ta­tion. Lorsqu’il lance le mot « cica­trace », en lui-même si par­lant, il ne fait aucune réfé­rence à la cruelle créa­tion de la mémoire chez Nietzsche, ou à la scène finale de La colo­nie péni­ten­tiaire de Kafka. Il est déjà parti, séduit par quelque autre idée.
Une icône des media peut fort bien dis­si­mu­ler un pen­seur ful­gu­rant et timide.

jean-paul gali­bert

Raphael Entho­ven, Matière pre­mière , nrf Gal­li­mard, jan­vier 2013, 148 p. — 14,90 €.

1 Comment

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One Response to Raphael Enthoven, Matière première

  1. Enthoven

    Je vous lis à l’instant, et me retrouve (pour le peu que j’en sais) à bien des égards dans ce que vous dites (éloges exclus). J’aime pas­sion­né­ment les débuts et les étin­celles. Et j’ai trop sou­vent, pen­dant mes études ou quand j’enseignais, démonté des méca­niques pour ne pas, désor­mais, pra­ti­quer l’ellipse avec bon­heur… Bien à vous. Raphaël Enthoven

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