Feux — 55e Festival des jeux du théâtre de Sarlat

Deux proses lyriques de Mar­gue­rite Your­ce­nar magni­fi­que­ment mises en scène et inter­pré­tées par Emma­nuelle Meyssignac

En soi­rée, la cani­cule com­mence de bais­ser sa garde. Mais les pierres jaunes des vieilles murailles sar­la­daises en gardent le cui­sant sou­ve­nir, qui vient au pas­sage lécher les bras nus et les visages cui­vrés tan­dis que l’on déam­bule dans les étroites venelles menant à l’abbaye Sainte-Claire, aujourd’hui conver­tie en un ensemble de loge­ments à loyer modéré et dont le jar­din a été réqui­si­tionné pour accueillir quelques spec­tacles pen­dant le Fes­ti­val des jeux du théâtre. À 21 heures pré­cises, les spec­ta­teurs sont invi­tés à rejoindre leur place, des­cen­dant en petite pro­ces­sion vers les gra­dins pro­vi­soires dis­po­sés face à l’espace scé­nique ren­coi­gné dans l’angle que forment un des mûrs de l’ancienne bâtisse conven­tuelle avec les arcades de sa gale­rie cou­verte. Quelque chose se passe déjà, avant même qu’on se soit ins­tallé : sur une échelle dres­sée à l’avant-scène se tient, debout sur ses pre­miers mon­tants, une forme immo­bile que l’on devine humaine, dra­pée dans une vaste cape bleu de nuit dont la capuche est rabat­tue sur un visage rendu ainsi quasi invi­sible. À l’arrière, un paravent déployé comme un livre ouvert, tendu de toile beige sem­blable à une bure de péni­tent sur laquelle se détache un linge blanc, comme jeté et res­pi­rant au gré des souffles de vent qui, de temps en temps, se lèvent. En s’approchant on décèle une main ser­rant sous le men­ton les deux bords du vête­ment sombre, un pro­fil pâle, et des lèvres en mou­ve­ment bien qu’aucun son n’en sorte, mues par un dis­cours silen­cieux, venu de si loin à l’intérieur qu’il ne peut se for­mu­ler sans dou­leur — ou trop âpre pour fran­chir aisé­ment le seuil de la bouche.

Cela en impose dès l’arrivée — on se demande si l’on n’a pas raté une marche, on est un peu inti­midé, on craint de déran­ger alors on s’asseoit en silence. Une fois l’assistance au com­plet, la voix se lance.
Je m’appelle Marie : on m’apelle Made­leine. Made­leine, c’est le nom de mon vil­lage : c’est le petit pays où ma mère avait des champs, où mon père avait des vignes. Je suis native de Mag­dala.
Mais ce n’est pas le rû fluide et frais de qui revi­vrait un passé serein ; les mots sont énon­cés comme à grand-peine et l’on sent la mâchoire ser­rée sur une parole empê­chée. Il est ques­tion de noces atten­dues dans la fièvre, d’une fian­cée délais­sée au pro­fit de Dieu, aigrie et bles­sée, qui va par­cou­rir une par­tie du monde puis suivre les traces de ce Dieu qui lui a ravi son pro­mis… Tout le temps que dure le poi­gnant défi­le­ment des sou­ve­nirs, une bande son lâche par inter­mit­tence des raf­fales ven­teuses, sif­flantes — le vent du tour­ment, de l’intranquillité dont les remous paraissent s’opposer à l’inébranlable pos­ture de Marie-Madeleine, accro­chée à son échelle et dont elle ne se déta­chera que peu, le corps tou­jours ceint de sa for­te­resse de toile noc­turne. Vient pour­tant un moment où le visage se dévoile ; où les mains peu à peu émergent avec une len­teur cris­pée des replis de la cape ; leur blan­cheur luit sur le tisssu foncé. La comé­dienne joue de ses longs doigts, inten­sé­ment. Le poids dra­ma­tique de ces gestes fait des mains ainsi mises en valeur le siège de la senua­lité de Marie-Madeleine — comme on fait du cœur le siège des sentiments. 

Cette ges­tuelle quasi sta­tique s’apparente davan­tage à une suc­ces­sion de poses qu’à des mou­ve­ments ; des effets de lumière par­ci­mo­nieux en sou­lignent la rigueur gra­phique tan­dis que la voix se main­tient, dans la cla­meur comme dans le mur­mure, à un point de ten­sion extrême. C’est là une intense pré­sen­ti­fi­ca­tion de l’absence : le corps est effacé sous la chape de tissu, les mots de Marie-Madeleine appellent des spectres — un fiancé enfui, un Dieu qui finit par se déro­ber à son ado­ra­tion — et le vent balaie tout cela. La clarté fai­blit dans le jar­din de l’abbaye ; des pro­jec­teurs entrent en action et d’autres fan­tômes se des­sinent : l’ombre por­tée de la comé­dienne, celle du drap blanc dont un coin se gonfle des menus cou­rants d’air. Sau­vée ? Com­dam­née ? Qui sait ! Marie-Madeleine, grosse de ses han­tises et à nou­veau enca­pu­chon­née, spec­trale, quitte la scène sans avoir vrai­ment tiré au clair son rap­port avec Dieu.

Des acces­soi­ristes viennent ôter le paravent-livre et l’échelle ; la scène est dénu­dée. Une pause, pen­dant laquelle le temps cesse d’être sus­pendu aux figures tra­cées par les gestes de Marie-Madeleine — il semble retrou­ver sa liberté. Alors jaillit Cly­tem­nestre, se col­lant au mur comme pour s’y fondre à peine sor­tie des cou­lisses. Visage dégagé, mangé par des yeux hagards tout cer­nés, une joue macu­lée de pous­sière, bras et dos nus : la cape-rempart s’est muée en une large et longue jupe, dont un pan noué sur la nuque voile le buste. Corps vêtu mais non plus empri­sonné. Pour­tant Cly­tem­nestre longe les murs et ne se coule loin d’eux que par à-coups comme qui aurait été contraint par une trop longue cap­ti­vité à n’occuper qu’un espace mini­mal. Il est vrai qu’elle s’adresse à mes­sieurs les juges… mais sans doute est-elle moins pri­son­nière d’une geôle que de la cir­cu­la­rité de son res­sas­se­ment — ses griefs contre Aga­mem­non, son geste meur­trier.
C’est indé­nia­ble­ment la folie de Cly­tem­nestre qu’Emmanuelle Meys­si­gnac donne à voir : des yeux immenses rou­lant des regards ter­ri­fiés / ter­ri­fiants, sa voix qui crie — ou s’amuit jusqu’à la blan­cheur quand il faut évo­quer un cou­teau, sa cho­ré­gra­phie heur­tée — là aussi d’une grande beauté gra­phique… Tout cela danse un pas de folle. Scandé qui plus est par une bande son égre­nant le bruit osé­dant, mono­tone et nimbé d’écho, d’une goutte d’eau qui tombe — évo­ca­tion bien sûr du bain funeste où Aga­mem­non fut tué mais peut-être aussi du fameux sup­plice chi­nois menant à la folie. Et par moments, des pas s’entendent sur fond d’eau gout­tant…
C’est encore l’absence que pré­sen­ti­fie le jeu intense d’Emmanuelle Meys­si­gnac, le coprs sou­vent pla­qué au mur comme pour s’abstraire du monde, au ser­vice des fan­tômes qui hantent Clytemnestre.

Je ne savais rien du recueil de Mar­gue­rite Your­ce­nar avant d’entrer dans le jar­din de l’abbaye Sainte-Claire — aussi me fut-il dif­fi­cile de rete­nir des belles phrases à l’ampleur pré­cieuse de l’académicienne autre chose que de maigres mais ful­gu­rantes braises : de sai­sis­santes eupho­nies, des com­pa­rai­sons et des méta­phores étin­ce­lantes. C’était une décou­verte, dont je conju­rai très vite la fuga­cité en m’immergeant dans la lec­ture de ces éton­nantes proses lyriques. Je réa­li­sai alors que, pour sédui­sants que fussent leurs traits lit­té­raires — la beauté majes­tueuse de ces textes, leur ryth­mique com­plexe, et l’audace sub­tile, à peine déce­lable par­fois, avec laquelle Mar­gue­rite Your­ce­nar ins­crit les figures mytho­lo­giques dont elle nour­rit son écri­ture dans le pré­sent de celle-ci, en l’occurrence l’année 1935 — elles ne pre­naient dans ma mémoire qu’une consis­tance éva­nes­cente tant j’avais été impres­sion­née par l’interprétation incan­des­cente d’une comé­dienne qui ce soir-là avait incarné avec une rare force de convic­tion les déchi­re­ments vis­cé­raux et émo­tion­nels qu’occasionne une pas­sion déçue chez une femme vouée corps et âme à l’amour — qu’il soit porté à un époux, un fiancé ou bien à Dieu.

Assu­ré­ment, les Feux de Mar­gue­rite Your­ce­nar, com­plexes par leur écri­ture et leurs réfé­rences comme dans les ques­tion­ne­ments dont ils sont lourds, ont trouvé en Emma­nuelle Meys­si­gnac un maître à leur mesure. Fas­ci­née d’abord par “Marie-Madeleine ou le salut”, ainsi qu’elle l’expliqua lors des “Ren­contres de Pla­mon”, elle a eu tout de suite envie de com­mu­ni­quer aux autres son enthou­siasme et de mettre ce texte en scène en lui en adjoi­gnant un second qui pût en être le pen­dant. Son choix se porta alors sur “Cly­tem­nestre ou le crime” — mais ce fut ensuite un très long tra­vail d’appropriation : très sen­sible à la musi­ca­lité d’un texte, à son rythme inté­rieur, Emma­nuelle Meys­si­gnac s’est heur­tée au déploie­ment syn­taxique tor­tueux de phrases qui, de sur­croît, jouent sans cesse sur la poly­sé­mie des mots et leurs sono­ri­tés ; aussi eut-elle besoin de beau­coup de temps pour en cap­ter les pul­sa­tions intimes et par­ve­nir enfin à y cou­ler sa propre voix. Le fruit de sa per­sé­vé­rance — et de son talent de comédienne-metteur en scène — est un spec­tacle accom­pli, vibrant d’intensité dra­ma­tique et émo­tion­nelle, magni­fique dans sa rigou­reuse sobriété plas­tique. C’est hélas, paraît-il, un spec­tacle peu joué, parce que peu connu des programmateurs…

isa­belle roche

Feux
“Marie-Madeleine ou le salut” et “Cly­tem­nestre ou le crime” in Mar­gue­rite Your­ce­nar, Feux, 1936.
Mise en scène et inter­pré­ta­tion :
Emma­nuelle Meys­si­gnac
Son :
Vincent Butori
Durée du spec­tacle :
1h10

NB - Les pho­tos illus­trant cet article ont été prises par Ayme­ric de Vallon.

 

Edi­tion consul­tée pour cet article : Mar­gue­rite Your­ce­nar, Feux, Gal­li­mard coll. “L’Imaginaire”, mai 1993, 216 p. — 7,50 euros

 

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