Deux proses lyriques de Marguerite Yourcenar magnifiquement mises en scène et interprétées par Emmanuelle Meyssignac
En soirée, la canicule commence de baisser sa garde. Mais les pierres jaunes des vieilles murailles sarladaises en gardent le cuisant souvenir, qui vient au passage lécher les bras nus et les visages cuivrés tandis que l’on déambule dans les étroites venelles menant à l’abbaye Sainte-Claire, aujourd’hui convertie en un ensemble de logements à loyer modéré et dont le jardin a été réquisitionné pour accueillir quelques spectacles pendant le Festival des jeux du théâtre. À 21 heures précises, les spectateurs sont invités à rejoindre leur place, descendant en petite procession vers les gradins provisoires disposés face à l’espace scénique rencoigné dans l’angle que forment un des mûrs de l’ancienne bâtisse conventuelle avec les arcades de sa galerie couverte. Quelque chose se passe déjà, avant même qu’on se soit installé : sur une échelle dressée à l’avant-scène se tient, debout sur ses premiers montants, une forme immobile que l’on devine humaine, drapée dans une vaste cape bleu de nuit dont la capuche est rabattue sur un visage rendu ainsi quasi invisible. À l’arrière, un paravent déployé comme un livre ouvert, tendu de toile beige semblable à une bure de pénitent sur laquelle se détache un linge blanc, comme jeté et respirant au gré des souffles de vent qui, de temps en temps, se lèvent. En s’approchant on décèle une main serrant sous le menton les deux bords du vêtement sombre, un profil pâle, et des lèvres en mouvement bien qu’aucun son n’en sorte, mues par un discours silencieux, venu de si loin à l’intérieur qu’il ne peut se formuler sans douleur — ou trop âpre pour franchir aisément le seuil de la bouche.
Cela en impose dès l’arrivée — on se demande si l’on n’a pas raté une marche, on est un peu intimidé, on craint de déranger alors on s’asseoit en silence. Une fois l’assistance au complet, la voix se lance.
Je m’appelle Marie : on m’apelle Madeleine. Madeleine, c’est le nom de mon village : c’est le petit pays où ma mère avait des champs, où mon père avait des vignes. Je suis native de Magdala.
Mais ce n’est pas le rû fluide et frais de qui revivrait un passé serein ; les mots sont énoncés comme à grand-peine et l’on sent la mâchoire serrée sur une parole empêchée. Il est question de noces attendues dans la fièvre, d’une fiancée délaissée au profit de Dieu, aigrie et blessée, qui va parcourir une partie du monde puis suivre les traces de ce Dieu qui lui a ravi son promis… Tout le temps que dure le poignant défilement des souvenirs, une bande son lâche par intermittence des raffales venteuses, sifflantes — le vent du tourment, de l’intranquillité dont les remous paraissent s’opposer à l’inébranlable posture de Marie-Madeleine, accrochée à son échelle et dont elle ne se détachera que peu, le corps toujours ceint de sa forteresse de toile nocturne. Vient pourtant un moment où le visage se dévoile ; où les mains peu à peu émergent avec une lenteur crispée des replis de la cape ; leur blancheur luit sur le tisssu foncé. La comédienne joue de ses longs doigts, intensément. Le poids dramatique de ces gestes fait des mains ainsi mises en valeur le siège de la senualité de Marie-Madeleine — comme on fait du cœur le siège des sentiments.
Cette gestuelle quasi statique s’apparente davantage à une succession de poses qu’à des mouvements ; des effets de lumière parcimonieux en soulignent la rigueur graphique tandis que la voix se maintient, dans la clameur comme dans le murmure, à un point de tension extrême. C’est là une intense présentification de l’absence : le corps est effacé sous la chape de tissu, les mots de Marie-Madeleine appellent des spectres — un fiancé enfui, un Dieu qui finit par se dérober à son adoration — et le vent balaie tout cela. La clarté faiblit dans le jardin de l’abbaye ; des projecteurs entrent en action et d’autres fantômes se dessinent : l’ombre portée de la comédienne, celle du drap blanc dont un coin se gonfle des menus courants d’air. Sauvée ? Comdamnée ? Qui sait ! Marie-Madeleine, grosse de ses hantises et à nouveau encapuchonnée, spectrale, quitte la scène sans avoir vraiment tiré au clair son rapport avec Dieu.
Des accessoiristes viennent ôter le paravent-livre et l’échelle ; la scène est dénudée. Une pause, pendant laquelle le temps cesse d’être suspendu aux figures tracées par les gestes de Marie-Madeleine — il semble retrouver sa liberté. Alors jaillit Clytemnestre, se collant au mur comme pour s’y fondre à peine sortie des coulisses. Visage dégagé, mangé par des yeux hagards tout cernés, une joue maculée de poussière, bras et dos nus : la cape-rempart s’est muée en une large et longue jupe, dont un pan noué sur la nuque voile le buste. Corps vêtu mais non plus emprisonné. Pourtant Clytemnestre longe les murs et ne se coule loin d’eux que par à-coups comme qui aurait été contraint par une trop longue captivité à n’occuper qu’un espace minimal. Il est vrai qu’elle s’adresse à messieurs les juges… mais sans doute est-elle moins prisonnière d’une geôle que de la circularité de son ressassement — ses griefs contre Agamemnon, son geste meurtrier.
C’est indéniablement la folie de Clytemnestre qu’Emmanuelle Meyssignac donne à voir : des yeux immenses roulant des regards terrifiés / terrifiants, sa voix qui crie — ou s’amuit jusqu’à la blancheur quand il faut évoquer un couteau, sa chorégraphie heurtée — là aussi d’une grande beauté graphique… Tout cela danse un pas de folle. Scandé qui plus est par une bande son égrenant le bruit osédant, monotone et nimbé d’écho, d’une goutte d’eau qui tombe — évocation bien sûr du bain funeste où Agamemnon fut tué mais peut-être aussi du fameux supplice chinois menant à la folie. Et par moments, des pas s’entendent sur fond d’eau gouttant…
C’est encore l’absence que présentifie le jeu intense d’Emmanuelle Meyssignac, le coprs souvent plaqué au mur comme pour s’abstraire du monde, au service des fantômes qui hantent Clytemnestre.
Je ne savais rien du recueil de Marguerite Yourcenar avant d’entrer dans le jardin de l’abbaye Sainte-Claire — aussi me fut-il difficile de retenir des belles phrases à l’ampleur précieuse de l’académicienne autre chose que de maigres mais fulgurantes braises : de saisissantes euphonies, des comparaisons et des métaphores étincelantes. C’était une découverte, dont je conjurai très vite la fugacité en m’immergeant dans la lecture de ces étonnantes proses lyriques. Je réalisai alors que, pour séduisants que fussent leurs traits littéraires — la beauté majestueuse de ces textes, leur rythmique complexe, et l’audace subtile, à peine décelable parfois, avec laquelle Marguerite Yourcenar inscrit les figures mythologiques dont elle nourrit son écriture dans le présent de celle-ci, en l’occurrence l’année 1935 — elles ne prenaient dans ma mémoire qu’une consistance évanescente tant j’avais été impressionnée par l’interprétation incandescente d’une comédienne qui ce soir-là avait incarné avec une rare force de conviction les déchirements viscéraux et émotionnels qu’occasionne une passion déçue chez une femme vouée corps et âme à l’amour — qu’il soit porté à un époux, un fiancé ou bien à Dieu.
Assurément, les Feux de Marguerite Yourcenar, complexes par leur écriture et leurs références comme dans les questionnements dont ils sont lourds, ont trouvé en Emmanuelle Meyssignac un maître à leur mesure. Fascinée d’abord par “Marie-Madeleine ou le salut”, ainsi qu’elle l’expliqua lors des “Rencontres de Plamon”, elle a eu tout de suite envie de communiquer aux autres son enthousiasme et de mettre ce texte en scène en lui en adjoignant un second qui pût en être le pendant. Son choix se porta alors sur “Clytemnestre ou le crime” — mais ce fut ensuite un très long travail d’appropriation : très sensible à la musicalité d’un texte, à son rythme intérieur, Emmanuelle Meyssignac s’est heurtée au déploiement syntaxique tortueux de phrases qui, de surcroît, jouent sans cesse sur la polysémie des mots et leurs sonorités ; aussi eut-elle besoin de beaucoup de temps pour en capter les pulsations intimes et parvenir enfin à y couler sa propre voix. Le fruit de sa persévérance — et de son talent de comédienne-metteur en scène — est un spectacle accompli, vibrant d’intensité dramatique et émotionnelle, magnifique dans sa rigoureuse sobriété plastique. C’est hélas, paraît-il, un spectacle peu joué, parce que peu connu des programmateurs…
isabelle roche
Feux
“Marie-Madeleine ou le salut” et “Clytemnestre ou le crime” in Marguerite Yourcenar, Feux, 1936.
Mise en scène et interprétation :
Emmanuelle Meyssignac
Son :
Vincent Butori
Durée du spectacle :
1h10
NB - Les photos illustrant cet article ont été prises par Aymeric de Vallon.
Edition consultée pour cet article : Marguerite Yourcenar, Feux, Gallimard coll. “L’Imaginaire”, mai 1993, 216 p. — 7,50 euros