Une pièce vers laquelle il est bon de se tourner à l’heure où les rapports pouvoir / création sont sujets à débats…
Un nouveau préfet arrive en ville. Outre la gestion — vite maîtrisée — d’une crise due à un accident de train, sa première journée en poste se conduira d’une manière assez anecdotique semble-t-il — son assistant lui signale qu’il s’agit de recueillir les doléances des notables de la ville : le médecin, le curé, le pharmacien, l’institutrice. Simplement des importuns pensent-ils, mais c’est une manière comme une autre de s’installer à la place de son successeur.
Seulement, un importun s’immisce, un dérangeur : le directeur de la troupe d’un théâtre populaire. D’abord reçu de manière aimable, une discussion vive s’engage rapidement sur la nature du théâtre et de ses relations au pouvoir, aux institutions publiques — qui permet un véritable éloge de l’humilité et de la pauvreté magique du métier de comédien. Mis dehors, l’homme de théâtre menace l’homme de pouvoir de se voir dépassé par la puissance d’illusion et de vie de son art, ainsi par exemple si sa troupe venait à prendre la place des visiteurs attendus…
De là tout bascule, et à la pièce réaliste succède le fantasque et le délire…
L’intrigue on le voit est assez convenue et italienne, marquant le goût populaire de la blague latine qui tourne en dérision les impétrants du pouvoir, les représentants toujours dérangeants des institutions, dans une tradition allant de la commedia dell’arte à Pirandello… sauf que ça marche, ça saisit, ça happe et tourbillonne, mettant en place un véritable délire baroque qui ne laisse pas indemne, entre rire et angoisse…
Le préfet dès lors se voit peu à peu dévoré par l’angoisse, le doute devant une réalité qui lui échappe, qu’il croit en tout truquée par le directeur de la troupe, sans en être assuré — et le spectateur lui-même est pris dans cette hésitation grâce au jeu légèrement onirique et profondément drôle et angoissant offert par les acteurs (nous vous laissons la joie de découvrir !), devant ces visiteurs tous plus farfelus les uns que les autres, aux doléances et manières saugrenues, comme si de la folie de la vie ou de celle du théâtre il devenait impossible de décider. Et le mobilier de la préfecture lui-même de devenir décor glissant, dérapant, instable, animé par le préfet pour tenter de piéger ces visiteurs insolents qui sont censés le connaître…
Et sans cesse va revenir la question de la mort, sans cesse la mort rôde ici, si la vie n’est qu’un songe, et dormir, mourir, c’est tout un, comme l’ont montré les grands baroques… C’est bien là la force du théâtre de nous faire éprouver la nature même de la vie, son étrange caractère de farce tragique, de vaste blague qui contient tout le sens d’une vie qui s’échappe sans cesse à elle-même…
Et rien ici ne sera résolu, pas de dénouement qui saperait le mécanisme délirant de cette machine à faire rire, peur et réfléchir.
Une pièce, donc, servie par une mise en scène pleine de bon sens rythmique, que ce soit dans l’évolution du décor ou le jeu exagéré avec raison des acteurs — un peu trop emphatique et français au début, mais qui par la suite devient très vite plus naturel dans le saugrenu !
Une pièce où le fantasque et la folie probables — puisque nés d’une hypothèse “réaliste” — dépassent en puissance hallucinante les données du surnaturel fantastique, et servent une véritable réflexion quant au sens de la vie.
Aujourd’hui où le statut institutionnel de la création est en question, retourner vers cette pièce n’est pas sans nécessité puisqu’elle vient d’une époque où s’interrogeaient avec subtilité les rapports du pouvoir à la création — ainsi Carmelo Bene remettant en cause la notion de finalité de représentation assignée à la création théâtrale et appelant un laboratoire expérimental se moquant des impératifs de la publicité.
L’art de la Comédie s’offre tel un sain réveil de la puissance de vacillement que détient le théâtre — pour faire trembler l’assurance du pouvoir, frémir nos certitudes et assurances arrogantes, ébranler l’assiette de notre monde établi.
Comme nous le rappelle Marie Vayssière, en 1965, à la création de L’art de la Comédie, on accusa Eduardo De Filippo d’outrager l’État !
Un grand texte soutenu par de véritables talents de mise en scène et de jeu ! Vers une soirée simplement sidérante…
samuel vigier
L’Art de la comédie
Texte français de Huguette Hatem
Scénographie et mise en scène :
Marie Vayssière
Avec :
Patrick Condé, Christian Esnay, Pit Goedert, Philippe Gorge, Miloud Khétib, Agnès Régolo
Son et musique :
Philippe Gorge
Fabrication décor :
Florent Gallier
Lumière :
Yannick Fouassier
Costumes :
Odile Crétauld
Durée du spectacle :
1h15