Poreuse à tout et discrète, Manon Thiery ouvre l’intime dans un exercice d’intelligence et de sensibilité. Si tout s’arrime à la blessure, pas question chez elle d’en faire état. Juste des serments arrachés à l’absence ou au manque et des serrements du coeur.
S’y repêche un chant qui se voudrait plus blanc que neige dans la brisure des vers et pour ne plus sombrer dans la nuit. Rien n’est aboli en ce qui peut renaître du souffle. Il devient trace loin de tout claironnement superfétatoires.
Au cri, l’auteure préfère le murmure couleur de neige, couleur d’âme.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Je me lève car il faut que je lave le visage de mon frère, que je lui donne son petit-déjeuner, son médicament.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je ne me souviens pas de mes rêves d’enfant.
A quoi avez-vous renoncé ?
À la sérénité.
D’où venez-vous ?
J’ai grandi à Folschviller. En bas de la ville, on trouve un quartier qu’on nomme “Le Village” et en haut, “La Cité” qui mêle d’anciennes maisons de mineurs à des “blocs” HLM. Une cité avec ses tags aussi : je voyais « Folsch-Bagdad » un peu partout. Je viens donc de Folsch-Bagdad. C’est une ville qui penche. Vous avez l’impression de monter au ciel quand vous parcourez la pente de l’avenue Patton, jusqu’au chevalement de la mine. Vous allez vers le nord, le chemin monte, et vous trouvez le chevalement, sorte d’église en métal rouge qui s’élève sur plus de cinquante mètres. Vous murmurez quelque chose, peu importe ce que vous dites, et quiconque se trouve ici, avec vous, entend une prière.
Qu’avez-vous reçu en “dot” ?
La capacité de résister à un certain nombre de choses insupportables.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Des olives. J’adore les olives, j’en mange souvent. Ou bien : quand mon chat tapote ma jambe pour que je joue avec lui. Ou encore : voir un rouge-gorge. L’odeur de l’herbe coupée. Puis “entendre l’herbe pousser”, comme l’écrivait Jean Epstein. Marcher dans les rues du Crès, le soir, en été.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres poètes ?
Je ne sais pas. Mes poèmes.
Comment définiriez-vous votre approche de la perte ?
Question difficile. Je crois que la perte est moins la question de l’absence que de la présence. C’est-à-dire : la perte comme mise en présence de ce qui était, et qui n’est plus. En cela, je pense que la perte n’est pas différente du souvenir. Et pour écrire, il faut certainement s’être un peu perdu soi-même. L’écriture serait peut-être à la fois accepter et refuser cette perte, en la faisant exister au-delà de soi ; être son propre souvenir.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
À l’école, en cours préparatoire, dix bons points faisaient une image. J’étais sage et je fus très heureuse de choisir ma première image, qui était une image de lapin blanc. Une image, en apparence, très douce. Je ne peux m’empêcher de penser que ce geste, inaugural car il constitue mon premier vrai contact avec une image, a eu dans ma vie le même effet que, pour Alice, sa chute au Pays des Merveilles. C’était la première image de mon petit imagier et je ne le savais pas encore. Le geste de choisir, qui pressentait les gestes de faire et collectionner les images. Je me souviens d’une autre image, survenue peu après : l’attentat du World Trade Center, en direct à la télévision, après l’école. C’était le deuxième acte de l’image : toute la violence qu’elle peut contenir.
Et votre première lecture ?
Première lecture marquante, premiers poèmes lus : “Les Fleurs du mal” de Baudelaire.
Quelles musiques écoutez-vous ?
J’écoute beaucoup Robert Wyatt et Jeff Buckley. J’apprécie également Sonic Youth, Mazzy Star, Arca, Weyes Blood, Nick Cave…
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Un livre m’a beaucoup accompagnée quand j’étais adolescente, “J’ai un visage pour être aimé” de Paul Eluard. J’y reviens souvent.
Quel film vous fait pleurer ?
J’apprécie le cinéma d’Apichatpong Weerasethakul, d’Artavazd Pelechian, de Chantal Akerman, Philippe Grandrieux, Andreï Tarkovski, Robert Bresson, Stan Brakhage, Jonas Mekas, Serguei Paradjanov, Gregg Araki, Wang Bing… Mais pour l’état un peu étrange dans lequel il me met, je dirais « The Tree of Life » réalisé par Terrence Malick.
Quand vous vous regardez dans un miroir, qui voyez-vous ?
Quelqu’un de fatigué. Mais “l’autre côté du miroir / celui qui ne montre rien”, qu’on trouve dans le Réflecteur de la neige, m’intéresse tout autant, sinon davantage.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Aux morts.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Amherst. J’aimerais pouvoir m’y rendre. Un autre endroit, pour moi fabuleux : l’escalier qui menait au fond de la rivière. Lors de ma première année d’Université, à Metz, j’habitais la cité universitaire de l’île du Saulcy. Derrière le bâtiment, je trouvais cet escalier. Je m’asseyais souvent sur les deux ou trois marches qui n’étaient pas dans l’eau de la Moselle. De l’autre côté du bâtiment, il y avait une autoroute : beaucoup moins intéressant.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Ils sont malheureusement morts. Pour en citer quelques-uns : Alejandra Pizarnik, Emily Dickinson, Rainer Maria Rilke, Fernando Pessoa, Paul Celan, Antonio Gamoneda, Guez Ricord, Yves Bonnefoy, Anna Akhmatova, Jules Supervielle, André Du Bouchet, Paul Eluard, Pierre Reverdy, Jean Cocteau, Charles Péguy, René Char, Giacomo Leopardi, Tristan Tzara, Bram van Velde, Francesca Woodman, Abbas Kiarostami, Nicolas Dieterlé pour ses dessins, Robert Mapplethorpe, Giordano Bruno quand il évoque « une tristesse gaie, une gaieté triste ». Pardon pour cette longue énumération, c’est difficile de choisir. Il y a aussi quelques poètes et artistes vivants, qui sont mes amis, et dont je fais paraître le travail dans mes petits livrets de poésie.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Un poème manuscrit d’Emily Dickinson, ou une de ses lettres. Quelque chose qui lui ait appartenu, n’importe quoi.
Que défendez-vous ?
L’accès à l’instruction, le droit de vivre dans la dignité mais aussi le droit de mourir dans la dignité, la PMA pour tous et toutes. La poésie qui ne fait pas de bruit, qui ne parle pas fort.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Cela me fait penser à Roberto Juarroz, qui écrivait : “Où se trouve ce qui manque ? Peut-être seulement ici, où cela manque.”
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
On ne prend plus le temps de s’écouter, mais heureusement, il est toujours possible d’imaginer la question.
Que pensez-vous de celle de Vialatte “L’homme n’est que poussière, c’est dire l’importance du plumeau” ?
Je pense que notre planète serait très heureuse de passer un coup de balai.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
“De quoi avez-vous le plus peur ?”
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 21 février 2021.
Cet entretien me touche par la souffrance déguisée de cette (certainement) belle personne , Manon Thiery.
La douleur est parfois insupportable, mais ça rend plus fort.