De son enfance au Maroc, Jean-Jacques Marimbert a conservé un rite : une cuillère de miel tous les matins. Mais il a retenu aussi des ambiances visuelles et sonores dont la musique arabe. Elle imprègne sa mémoire rythmique.
Pour autant, aux première racines, se sont mêlées d’autres influences dont le poète a recueilli les flux. Tout concourt chez lui à l’affranchissement de corps et du coeur.
Tout invite aussi à comprendre que “je est un autre” capable d’aimanter et d’orienter la poésie vers l’inconnu et à la recherche d’un état originel à travers divers filtres.
Jean-Jacques Marimbert, La Boussole des rêves, éditions Le Chat Polaire, Louvain la Neuve (Belgique), 2020, 90 p. — 12,00 €.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Vivre. Qu’il s’agisse d’embrasser, d’enseigner, de soigner, d’écrire, de dessiner, de prendre la guitare, de voyager, etc., toujours il y a, et sûrement de plus en plus, un désir de vivre. Et deux mots de Nietzsche : « laisse-toi aller, et les autres te laissent aller », et « s’expliquer avec le monde ».
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je rêvais, j’atterrissais mal, au point de rater le train de la réalité. Puis les rêves se sont précisés, en objectifs, en projets. Le plus fort est un rêve d’amour. « No se puede vivir sin amor », dit le médecin dans Au-dessous du volcan. « La plus grande des affaires », pour Stendhal. Ce rêve est infini.
À quoi avez-vous renoncé ?
On renonce à ce que l’on aurait (peut-être) pu faire ou être. Pour moi, à devenir peintre ou musicien. Dans ma famille, un peintre, côté maternel, et, côté paternel, une fratrie italienne, grand-mère pianiste, ses frères, violon (TN de l’Opéra comique), violoncelle (Opéra national de Paris), flûte (Opéra de Nice), leurs parents eux-mêmes musiciens. Ces deux voies m’ont nourri. J’ai pratiqué la guitare très tôt, et touché à la peinture trop tard. Maintenant, je dessine, je joue du jazz, de la bossa. J’ai renoncé à la vie de peintre et de musicien, non aux sources. Je ne dissocie pas peinture, musique et écriture. Prosodie, rythme et images sont essentiels dans ce que j’écris. Je n’ai donc pas renoncé complètement.
D’où venez-vous ?
Du Maroc, pour l’enfance, d’ailleurs, pour le reste, et pour toujours. Certains lieux font qu’on a le sentiment d’en venir. Mais au Maroc, quitté à l’adolescence, quand j’y suis retourné, à peine descendu du bateau, je me suis retrouvé chez moi. Origine ancrée et première naissance. Le Maroc, ce sont des gens, une langue, une musique, des paysages, des parfums, des couleurs, une cuisine, etc. Et Tanger, à l’adolescence, rend cela plus complexe : des langues, des cuisines, ville bigarrée, étrangement unique. Origine de rêve, en somme. J’y ai puisé le goût de la rencontre, de la connaissance de l’être humain, des univers culturels qui s’irriguent les uns les autres. Je viens de Tanger.
Qu’avez-vous reçu en “dot” ?
Cette origine. Et ce dont je parle, musique, peinture. J’ai grandi dans une diversité d’ambiances visuelles et sonores en particulier, dont la musique arabe qui dans la rue était très présente et a imprégné ma mémoire rythmique, pour accompagner des souvenirs baignés d’une lumière méditerranéenne, en particulier niçoise.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
Une cuillère de miel, tous les matins. C’est un rite, le seuil de la journée. J’aime les abeilles, les remercie infiniment d’exister. Je suis inquiet pour elles, bien sûr. Et, à travers elles, cela s’étend aux vivants en général, que nous malmenons, nous compris. Enfin, je passe d’un petit plaisir à un grand problème
Qu’est-ce qui vous distingue des autres poètes ?
Peut-être — et ce n’est pas une « posture », mais un questionnement — le fait que je ne me pense ni ne me dis jamais « poète ». Je ne suis pas le seul, bien sûr. Le mot poète, je le réserve à Shakespeare, Baudelaire, Pessoa, Rimbaud, Ritsos, Borges, Bonnefoy, Hikmet, Plath, Senghor, Verlaine, Césaire, Dickinson, etc. Je suis, pour reprendre le terme de Barthes, « écrivant », et cela me convient. Ce participe présent s’entretient lui-même, toujours relancé et critique. Mais je ne nie pas un souci de « poétique », dans la vie en général, aussi bien dans l’angoisse que dans le chant ou la danse.
Cela dit, ce qui me distingue n’est rien d’autre que ce qui distingue chacun, la singularité d’une existence, et d’une écriture mouvante, à chercher, bricoler, créer. Elle est cette recherche même, lente progression, comme en montagne, où le sommet serait toujours au-delà. Attaché à aucun style, je chemine ; j’ai abordé des formes d’écriture très différentes, prose, jeunesse, textes versifiés.
Finalement, des textes courts, versifiés ou pas. Le sonnet est le quatuor de l’écriture : espace contraignant et intime, chambre de résonance de la profondeur. Mais aussi les formes limites de l’écriture, où elle craque : parole saisie au vol, émergeant d’une conscience troublée, inachevée car naissante, hachée, balbutiante, dans les remous d’une émotion intense, d’une expérience tragique ou délirante, comme dans Destin d’un ange, La Fourche ou Aquarium. Des voix malades, fragiles, qui tiennent au son, au rythme, au souffle, monologue, ou quatrain, sonnet, etc. Peut-être en cela y a-t-il un point de distinction, proche de mon expérience médicale, philosophique et esthétique. Mais je suis loin d’être le seul dans ce cas.
Quelle part les mythes possèdent-ils dans votre oeuvre ?
Très importante. Le mythe est la première parole, d’abord dans les arts premiers. C’est une « danse de l’esprit », dit Bataille des peintures de Lascaux. Révélation de l’imaginaire, des peurs et des espoirs, de la connaissance de soi de l’homme, de l’univers, de la nature, du temps, des passions, de la vie. Les mythes sont impressionnants de créativité. Au-delà des textes qui les rapportent (ou des films, comme Le pays où meurent les fourmis vertes, de Werner Herzog en 1984, ou les films de Jean Rouch chez les Dogons, et Les Maîtres fous), ils traversent les tragiques et poètes de l’antiquité grecque, romaine, égyptienne, ou d’autres cultures (comme dans Les Immémoriaux de Segalen). Des auteurs m’ont ouvert sur leur richesse, Cassirer, Jung, Levi-Strauss, Gusdorf, Barthes, et d’autres. On comprend qu’ils aient un rôle si important dans la peinture, le théâtre, la poésie, les arts en général
Quelle est la première image qui vous interpella ?
Le mot image couvre un vaste champ. Deux aspects en particulier. J’ai, comme chacun, des images du passé lointain, et pas seulement visuelles. Une image visuelle ne convoque-t-elle pas les autres, dans une « synesthésie » intime ? Et puis, il y a l’image, un tableau par exemple. Je choisis cette acception.
Il s’agit d’un paysage méditerranéen, montrant un pin parasol sur un petite butte, penché vers la mer. Bout de plage, roche rouge, ciel bleu pâle. Image simple, et inépuisable. Le premier tableau de Jean Cantaloup, mon oncle, Hyères, 1930, que j’ai toujours vu chez mes parents, et qui est maintenant chez moi.
Et votre première lecture ?
Des bandes dessinées, dans le tiroir du bas d’une grande armoire sombre, chez mes grands-parents paternels, l’été, à Nice. À l’heure de la sieste, obligatoire, j’ouvrais doucement le tiroir et prenais un album au hasard. Dans les plus anciens, il y avait du texte sous l’image. Par exemple, “Les Facéties du sapeur Camember” (mon surnom, avec un t, dans les cours d’école), ayant appartenu à mon grand-père enfant. Je revois le livre, écorné mais entier, fleurant un passé enfoui dans lequel je m’inscrivais ou me découvrais, sans le savoir.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Toute musique, du shakuhashi japonais aux rythmiques africaines, de l’opéra italien ou allemand aux quatuors, fondamentaux, où les compositeurs, Beethoven au sommet, ont écrit l’essentiel, et au blues, au jazz, souvent en quatuor, si riches. La musique arabe m’émeut toujours. Bref, je ne pourrais me passer de musique.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
La relecture est importante, pour moi. Il y a un certain nombre d’ouvrages auxquels je reviens fréquemment, comme on boit en changeant de source ou de fût. Philosophie et peinture mêlées, L’œil et l’esprit de Merleau-Ponty. Ou Bachelard et la poétique, ou Georges Steiner, Grammaires de la création. Moby Dick et Don Quichotte. Proust a été un choc, lu, relu. Kant, Bergson aussi. Le Moyen Âge, de Georges Duby. La poésie de Senghor, de Bonnefoy, de Ritsos, de Borges, de Pessoa, de Tranströmer. Ils m’aident, dans la vie quotidienne, en dehors des exigences de mon travail.
Quel film vous fait pleurer ?
Un film documentaire, Nuit et brouillard d’Alain Resnais. Vu au ciné-club du lycée, puis, plus tard, à la télévision, puis… C’est au-delà des larmes. Et un film m’a profondément touché, aux larmes, Se souvenir des belles choses, de Zabou Breitman. Le mal et la maladie. Lutter contre.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Qui. Masque ôté, je cherche l’enfant. Il est là, je le vois. C’est moi. J’ai retrouvé quelque chose d’approchant chez Pessoa, dans un poème d’Álvaro de Campos.
À qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Je n’ai pas le souvenir de n’avoir pas osé écrire à quelqu’un. Mais j’aime cette question, liée à l’écriture. Pour « se mettre à » écrire, il faut s’y autoriser, et oser, à ses risques et périls. Écrire est très difficile. Certes, on écrit, un point c’est tout, sans quoi il manque quelque chose pour que la vie tienne, bon an, mal an. Sans penser à qui que ce soit. On écrit. Mais l’adresse à l’autre est présente, toujours. Écrire (vivre) à l’autre (et partager). Cela ne va pas de soi. À qui, l’éventail est large.
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Tanger. Si un mythe fonde un mode d’être, un rapport au monde et aux autres, alors Tanger a joué ce rôle, pris cette valeur. J’ yai vécu huit ans, enfance et adolescence. D’autres villes ont étendu l’espace mythique, pour des raisons différentes, Madrid, Rome, Florence, Athènes, et, surtout, Paris. En particulier le Louvre, où je respire autrement qu’ailleurs.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez le plus proche ?
Proximité émotionnelle ou spirituelle. Dessinant le détail d’une statue de la Cour carrée du Louvre ou des peintures de Lascaux, ou une enfant de migrant de Dorothea Lange, je me sens proche de celle ou de celui qui a taillé la pierre, dessiné ou photographié, autant que du sujet sculpté, dessiné, photographié. C’est très présent à mon esprit. Proximité provoquée. Et puis il y a la proximité de rencontre, je dirais, avec Piero della Francesca, Cézanne, Marc Aurèle, Camus, Borges, Proust, Pessoa, Ritsos, en particulier les longs monologues inspirés de la mythologie, que je peux relire à tout moment.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Quel qu’il soit, un cadeau me touche. Mais je ne suis pas très attaché à mon anniversaire.
Que défendez-vous ?
D’abord « qui » : les faibles. La faiblesse est diverse, en nature, en degré. J’ai toujours été du côté de ceux qui subissent (la violence en général, et tout particulièrement, en cette période de pandémie, les violences faites aux enfants et aux femmes, inqualifiables). Le « pathos » est cela, souffrance. Par conséquent, ce que je défends, c’est le respect des personnes, des cultures, et la nature, sans laquelle nous ne serions rien. Distinguer nature et culture est une abstraction.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas » ?
Vertige. Vaste programme. La majuscule est générique. « Qui aime supporte tout », dit Saint Paul, dont le refus du don. Et puis il y a ce qui est donné. En jeu, alors, ce n’est pas le désir de donner, moteur, mais l’objet du don, le « quelque chose », dont l’autre ne veut pas. L’autre est mystérieux, énigmatique, différent, aimé pour cela. Distance infranchissable, tant mieux. C’est vrai de toute forme d’amour, dans l’aide humanitaire, par exemple. Ou dans la relation amoureuse. Laisser l’autre être, le laisser être autre, l’y aider même. Proust n’a pas écrit “La Prisonnière” puis “La Fugitive” pour rien.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : « La réponse est oui mais quelle était la question ?
Pirouette, étonnement. Le oui balaie tout a priori négatif, et raviver la question ouvre sur la recherche en commun (possible).
Que pensez-vous de celle de Vialatte “L’homme n’est que poussière, c’est dire l’importance du plumeau” ?
Finitude, balayée par l’humour.
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Pourquoi dites-vous de vous : « Né au milieu du XXe siècle » ? La date ne m’intéresse pas, naître est une tâche, quotidienne. Comme chacun, j’ai de multiples naissances, plus ou moins marquantes. Et puis la date est privée, et je ne parle pas de « moi ». En revanche, l’idée d’époque m’intéresse. Ce pas de côté m’amuse, mais pas seulement. J’y tiens.
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le13 décembre 2020.