In memoriam Bruno Mathon
Ce livre de Jean Daive que publient les éditions de L’Atelier contemporain, m’a semblé, en le refermant, être orienté vers une thèse, à savoir une exploitation de la relation entre écrire, peindre et dépeindre, car il s’agit tout autant de peinture, de photographie, d’installation ou de performance que de discours savant et d’entretiens.
Question importante pour moi aussi, car j’ai toujours à l’esprit que l’art plastique (au sens large) est d’abord muet, et que ce n’est que la parole intérieure, ou l’échange de paroles, ou l’entretien, la critique d’art, la parole (au sens large) articulée qui rejoue, recrée l’œuvre plastique.
Ici, avec Jean Daive, il me semble que cette contiguïté entre dire et le tableau (toujours au sens large) pourrait s’associer à la théorie de Lacan, lequel envisage l’inconscient « articulé comme un langage ». L’économie de la peinture s’articule à mes yeux comme le langage, se duplique en lui, et lui donne existence.
Pas d’œuvre sans regardeur. Pas d’œuvre sans diseur. Le passage par la profération est nécessaire. Ainsi, avec J. Daive, on pourrait nommer translation cette approche discursive de l’art visuel.
Bien sûr, cela ne concerne pas uniquement le travail du critique d’art, mais nous concerne chacun dans la construction de notre propre imaginaire, et, qui sait ? d’une poétique, d’un répertoire où glissent non pas uniquement des idées, mais des mots associés à des images.
Donc, des mots devenant juste images. Des images devenues symboles, des processus de projection.
Lire cet ouvrage, c’est accepter cet isochronisme entre la représentation graphique et la représentation poétique, soit la description (élargie à tous les domaines de l’art plastique) et l’espèce de métaphore in praesentia du langage. Tout est mot. Et seule la translation du vu au dit, œuvre l’œuvre.
L’œuvre migre vers la langue, venant de la plastique visuelle acquérir son imprimatur dans la plastique du langage. Il appuie, il souligne, il désigne, il présente, il comprend et inclut, il énonce la chose visuelle, et sans cette énonciation il n’y aurait que silence et mort.
Je rappelle que ce livre est pour l’essentiel une suite d’entretiens avec différents plasticiens contemporains, du critique, journaliste sur France-Culture, également connu pour son travail de revuiste. Je retiendrais ici simplement deux témoignages, l’un du plasticien Rémy Zaugg, l’autre de la traductrice Jacqueline Risset.
En ce qui concerne le premier, je crois qu’il illustre bien ce repli du langage dans le tableau (nous avons d’ailleurs la chance de voir en fin d’interview des reproductions du travail de l’artiste — Tableaux qui m’ont préoccupé ces dernières années). J’ai pensé à cette tentative de Jenny Holzer pour donner corps au langage dans l’œuvre plastique (donc, œuvre au sens fort) ; il s’agit d’un même repli, d’une même invasion, d’une immersion linguistique de l’écriture migrant vers la peinture. Au reste, mon souvenir de La vérité en peinture de Jacques Derrida prouve assez bien ce que j’avance et permet de comprendre l’utilité du discours sur le travail du peintre (notamment de Gérard Titus-Carmel).
Quant à Jacqueline Risset, hormis la vraie élégance de ses propos, leur profondeur non feinte, on se trouve vite dans la compagnie de Dante, et depuis le « texte » de la ville de Rome, vers la peinture de Giorgio de Chirico. Avec ses mots, je pourrais conclure que la parole et son corollaire, l’écriture, agissent comme pour une capture, dupliquent, reproduisent, soulignent ce que la peinture dit, mais de façon augmentée, sonore, rendant intelligible le silence profond et presque tragique de l’œuvre plastique.
J. Risset nous montre avec grâce le glissement d’un coup d’œil de sa fenêtre ou de la fenêtre de la Villa Médicis vers la ville aux sept collines, comment depuis là on chemine vers le paysage, puis vers la peinture, ouvrant sur l’artiste et expliquant encore comment Rome entre elle aussi par la maison du langage, ici, langue française, métaphore d’une langue peinte.
didier ayres
Jean Daive, Pas encore une image, éd. L’atelier Contemporain, 2020 — 25,00 €.