Qualités du désespoir
image ci-dessus : Albrecht Dürer, Melencolia I ou La Melencolia, gravure sur cuivre, 1514 — détail.
Il paraît facile à un créateur de saisir ce qui le hante, le fond mélancolique de sa personnalité, et l’affliction qui lui est un droit, mais non un devoir. Cette profonde angoisse revêt sans doute à la fois le visage de toute noirceur humaine, et encore le visage que chaque artiste porte de lui-même en son cœur.
Ainsi, que cela soit le souvenir d’une grande tragédie, d’une douleur, lesquelles vont parfois jusqu’au désespoir violent, rien ne soulève vraiment cette détresse, là, dans sa nuit secrète.
Car, pour ce que j’en connais, cet accablement qui prend parfois l’aspect d’une résipiscence, se situe à un endroit solitaire et très caché de la personne, du créateur en tous cas. Cette zone inaccessible en somme, ne diffère jamais dans ses images, son intensité, sa matière fulgurante et brûlante, insupportable, toujours réitérée, revécue comme neuve. Il s’agit de cette fleur étrange qui porte une jeune personne, que protégeait l’âge infantile et qui reçoit sa première blessure.
De cette blessure, et sa surprenante brutalité, sa répétition continuelle, son caractère et son allouvi, se redit l’endroit où l’adolescence butte indéfiniment, quitte à suspendre le développement de son désir, donc de la joie, du plaisir, parfois de l’amour même.
Ce qui étonne, c’est la fraîcheur que conserve cette commotion, coupure, parfois dans le rêve même où l’enfant revit, comme ce fut le cas pour moi, un ancien rêve de la taillade d’un couteau sur la poitrine, pour faire vraiment image de la séparation de l’être en lui-même. Ce n’est pas ici le début ni la fin de tout temps de croissance, intellectuelle notamment, mais son salut paradoxal et sa nécessité.
Plus largement, le désespoir offre une sorte de barrière, de seuil, de limite, de frontière où l’action intolérable et impulsive de l’angoisse, se cantonne et fait clôture. Du reste, la vie spirituelle dépend beaucoup de ce cantonnement, de cette sanglante image de soi, qui, par comparaison avec les douleurs du Calvaire par exemple, fait image. Souffrir ne servirait à rien sans cette invention symbolique, ce dépôt de soufre ardent sur la poitrine et le cœur de l’artiste.
C’est pour cela que je crois que cette désolation est faite aussi du soin qu’on lui apporte. Elle n’est pas une simple nuit sans fin, pleine du sentiment de la mort, de la honte, de la pure abnégation consentie au pouvoir du mal et de la douleur, mais aussi expérience, et comme cela, circonscrite à un champ d’investigation de droit — et non de devoir évidemment.
Et puisque je parle de la relation de l’artiste à son angoisse, je crois que la gravure de Dürer, où l’on voit un ange mélancolique se pencher sur son mal, manifeste la possibilité pour un créateur de dire, d’expliquer, de se dire, de se rendre acceptable à soi. Regarder le désespoir est secret, image de la noire demeure, là où le chagrin se consigne.
De cette manière, la désolation produit sa résilience, où son manque se ferme sur lui-même, se distingue, s’ornemente de qualités, des qualités du désespoir.
Didier Ayres