Didier Ayres, L’ennui ou ne pas faire

L’ennui ou ne pas faire 

image ci-dessus : Edward Munch, Mélan­co­lie, 1891, Huile sur toile, 72 x 98 cm Ber­gen, Musée des Beaux-Arts

Le double sen­ti­ment à l’égard de l’ennui n’est peut-être pas sou­vent sou­li­gné. On ima­gine qu’en s’ennuyant on pro­voque une iner­tie sans fond, et ainsi une immo­bi­lité subie, un état de para­ly­sie, de confi­ne­ment sans issue. Si la las­si­tude existe, elle va jusqu’à la dou­leur, une immense anxiété, l’angoisse.
Sans doute Hei­deg­ger pen­sait à l’ennui en ces termes, abou­tis­sant au néant, au seuil d’une afflic­tion, une sorte de dou­leur capable de ren­sei­gner sur ce qu’est le vide.
Car le néant enseigne sur l’existence de la tota­lité, et au moins par un effet de miroir sur la qua­lité du rien exis­ten­tiel. Le néant est connais­sance tout autant que la tor­peur, l’inertie, condui­sant au savoir. Cet état est une limite.
Comme une lisière, l’extase reli­gieuse — souffle inté­rieur, dila­ta­tion — rend l’homme petit au milieu d’une chose débor­dante où le sujet est atteint, mais n’atteint que l’image et subit le ravis­se­ment d’une plé­ni­tude inex­pli­cable. De là le rap­pro­che­ment en néga­tif de l’ennui.

Je disais double épreuve où ne pas faire n’entre pas dans la défi­ni­tion de la détresse, du désar­roi, de la frayeur. J’envisage plu­tôt la pos­si­bi­lité, grâce à ce temps qui se des­serre, d’une médi­ta­tion, sen­sa­tion du temps qui passe, monde inté­rieur offert ici en contem­pla­tion, sans inquié­tude, et pro­mis à l’étude.
Ce temps que l’on peut gas­piller, car il est pro­fus, tout en res­tant conscient que la mort guette, désigne une force cen­tri­pète où l’on goûte à ce mou­rir qui est une fin, sorte d’apocalypse joyeuse qui invite à se dépar­tir des heures, quitte à éprou­ver avec une cer­taine obs­cu­rité la puis­sance de déso­la­tion. Ce dosage est subtil.

Je connais assez bien ce sen­ti­ment car durant un long ermi­tage en Cor­rèze, j’ai tou­ché à l’ennui, ce vrai abat­te­ment où je n’ai trouvé qu’à écrire. D’une part, ma thèse de troi­sième cycle, tra­vail continu et haras­sant, et d’autre part, une forme lit­té­raire, aban­don­née depuis. Mon inac­ti­vité rela­tive est deve­nue une occu­pa­tion lit­té­raire, où je témoi­gnais de l’étirement abys­sal des heures, de ces heures, de ces minutes, qui, mal­gré tout, pro­dui­saient des textes très denses, épais, sans lumière, une énon­cia­tion sans para­graphes, sans aéra­tion, une poix.
Mais j’ai gagné un avan­tage cer­tain, d’abord en sou­te­nant ma thèse à Paris 8, et encore parce qu’ainsi s’est ouverte à moi une méta­phy­sique, en guise de sus­pen­sion, de res­pi­ra­tion, de ver­tige en un sens, après avoir tra­versé les confins de moi-même, domaine vaste comme une nuit intérieure.

Que reste-t-il de cet ermi­tage ? Un texte. Mais le mer­veilleux n’était pas là. Mon ennui est devenu un voyage sans rivages, sur des lacs pro­fonds, habi­tés par des feux fol­lets. Des lam­pa­ros brillant sur mon uni­vers intime me rap­pro­chaient de moi, me dési­gnaient le soi, la posi­tion de soi dans le flux inter­mi­nable du temps, où je me tenais comme les autres pro­mis à mou­rir, mais grandi de connaître ce tréfonds.

Didier Ayres

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