Ce livre est une somme majeure à qui veut comprendre tout ce que l’oeuvre de Guyotat engage. Si ce corpus ne peut certes se substituer à elle, il permet entre autres d’établir la différence entre la littérature de l’auteur d’Eden Eden Eden et « le reste » (qui n’est pas la « littérature », contrairement à ce que répète la citation de Verlaine), entre un écrivain digne de ce nom et de simples rédacteurs.
Et cette différence est plus décisive que celle qui distingue poésie et prose, poète ou prosateur, distinction à laquelle sont sourcilleusement attachés les poètes défensifs.
Ce n’est pas le cas de Guyotat. Il avoue sans fausse modestie : « Je me considère comme un poète ayant un don ». Moins par bienveillance à l’égard de sa propre œuvre qu’à l’idée de sa conception de la poésie. Il y est entré comme en religion. Mais d’ajouter “Ce n’était pas très beau comme expression, surtout de la part d’adultes, ce n’était pas très malin, mais c’est vrai que j’ai pu vivre la poésie de cette façon-là. »
Faut-il rappeler qu’il existe dans l’oeuvre de l“auteur une double face ? Des textes dont la rhétorique de l’oralité s’offre dans une explosion langagière défiant toutes les conventions et des textes en langue normative qui répondent à des grammaire, syntaxe et orthographe plus courantes. De ces deux cas, cet immense corpus par Guyotat lui-même (ce qui vaut bien que tous les corpus des savants) donne des clés.
Tout est passionnant de bout en bout. Les fragments, interviews, articles de circonstances balisent les étapes importantes de l’oeuvre et l’élaboration moins d’une autobiographie qu’une auto-hagiographie. Celui qui dans certains de ses livres (Formation) par exemple) écrit sa propre vie en “Saint” déploie ainsi un ensemble discontinu d’éléments disparates d’une oeuvre scandaleuse à plus d’un titre et écrite par un écrivain génial et une sorte d’enfant terrorisé et débordé par un désir qui lui fait perdre ses moyens, rend opaque son expérience du monde et désarticule sa phrase.
Tout l’univers grouillant de l’écrivain fait retour avec l’explication sur le désir des femmes, dont les sexes et les seins apparaissent et disparaissent, obsédants réapparaissent ça et là. Mais pas seulement : il y a, à tout propos, une sorte de mise à nu de la mécanique de l’oeuvre. Les textes illustrent combien le monde semble apparaître à l’auteur à la fois comme plat, sans relief, et comme désorganisé, chaotique.
Néanmoins, celui qui parle tant de lui ne se serait pas aventuré à évoquer la vie de sa mère — même s’il donne quelques clés sur sa présence non telle quelle mais dans des lieux de fiction. Et jusque dans ses interviews, Guyotat fait preuve d’un style dont le travail est évident. Il est certes au service de la précision didactique mais surtout afin d’insister sur un désir de partage de la submersion et de la subversion.
Elles ne le quittent plus. Et la langue seule tente de leur donner du sens. Comme elle doit perforer l’habitude la honte et de la souffrance. L’auteur évoque combien rien n’est aisé dans l’acte. Qui devrait être de plaisir mais qu’il faut cacher parce que la création ne peut avoir lieu que dans un recueillement.
Avec — et pour reprendre un titre le l’auteur - ces Arrière-fonds se dessinent les franchissements pour dresser la vie contre la mort. C’est un peu d’eau vive pour ne pas se détruire.
Un peu d’eau de vie contre les douleurs.
jean-paul gavard-perret
Pierre Guyotat, Divers — textes, interventions, entretiens, 1984–2019, Les Belles Lettres, Paris, 2019, 502 p. — 29,00 €.