Qu’il nous soit permis d’emprunter ce beau titre de Cible émouvante au cinéaste Pierre Salvadori pour qualifier les personnages du dernier opus de Michel Houellebecq notamment Aymeric et Florent-Claude, narrateur et figure crépusculaire, emblématique de ces «oiseaux mazoutés » que sont les mâles blancs occidentaux au bord du suicide jalonnant l’œuvre houellebecquienne et plus précisément Sérotonine.
Car à la suite du mémorable incipit de Bonjour Tristesse de Françoise Sagan, l’on hésite à apposer le « nom, le beau nom grave de tristesse » qui s’empare des personnages de Sérotonine. Il s’agirait plutôt de mélancolie, de cette « bile noire » qui, conformément à l’étymologie, provoquait une tristesse qui était l’apanage des génies. D’un Spleen baudelairien.
Quoi de plus approprié pour qualifier notre plus grand écrivain français contemporain qui nous livre ici un grand roman, tour à tour visionnaire, profond tant l’excavation de l’âme humaine nous perce à jour ? Pour autant, Sérotonine n’est en aucun cas un roman déprimant, bien au contraire !
Seul Houellebecq peut se montrer aussi désopilant dans la peinture du désespoir d’un homme de 46 ans. Si Velasquez est un « peintre des soirs » comme le rappelle ce magnifique texte d’Elie Faure scandé par Jean-Paul Belmondo dans ce non moins chef-d’œuvre qu’est Pierrot le Fou de Jean-Luc Godard, Houellebecq est l’écrivain des âmes abîmées, échouées, ballottées par les vents tempétueux de l’ultra-libéralisme et de la mondialisation prétendument heureuse louée par les élites mondialisées et connectées, tentées par la sécession du reste de la société comme l’a si bien analysé l’historien Christopher Lasche dans La Révolte des élites et la trahison de la démocratie (1995).
Mais point de sécession ni d’isolement chez Michel Houellebecq. Ses histoires comme ses personnages ne sont pas coupés du réel, ils sont bel et bien ancrés (encrés ?) dans un territoire, cartographié comme jamais par ce sociologue visionnaire, prophétique qu’est l’auteur des Particules Elémentaires et de La carte et le Territoire.
Il n’a pas son pareil pour radiographier la France périphérique de Christophe Guilluy, cette France des petits bourgs, des Aparthotel, des Adagio, des Carrefourmarket et autres Super U, qui sont autant de repères pour le narrateur, repères bien étrangers à nos élites macronistes déboussolées et définitivement coupées du réel. Payant aujourd’hui le prix de la trahison avec la révolte des Gilets jaunes qu’une fois encore Houellebecq, en infatigable scrutateur, aura pressentie sous une autre forme.
Nous voilà plongés dans la vie psychique du narrateur, qui s’avère tout aussi réelle et tangible que la vie factuelle. C’est précisément le propre de l’écriture de Houellebecq que de sonner comme une confidence à l’oreille du lecteur. Une acuité de perception qui brosse un portrait touchant, cru et sans fard de l’âme humaine, du quadragénaire déjà vaincu par la vie dont l’heure est venue. Il écrivait déjà à cet égard dans Les Particules Elémentaires que « les premiers signes indiquant – tant par l’apparence physique que par la réaction des organes à l’effort – qu’un palier vient d’être franchi, que la longue descente vers la mort vient d’être amorcée, ne se produisent le plus souvent que vers quarante-cinq, voire cinquante ans.»
Le quadra houellebecquien a souvent rendez-vous avec la dépression, las de sacrifier à la comédie sociale, en proie à un mal-être l’empêchant d’accompagner le mouvement du monde tel un instrument désaccordé. C’est le signe que son monde intérieur ne s’accorde pas au réel, aux exigences ou à la perception qu’il en a, pauvre être épris d’absolu !
Sérotonine est en cela un roman du regret, du remords, de la croisée des chemins tant redoutée, de ce cheminement mental, de ce vain « j’aurais dû » qui peut tarauder les personnes à la sensibilité exacerbée, mal armées face à la violence du monde, de la vie sociale, de l’âpreté de la vie professionnelle, cette « pute bien plus considérable, et qui ne donne aucun plaisir» et qui fait dire au romancier que « les années d’études sont les seules années heureuses, les seules années où l’avenir paraît ouvert, où tout paraît possible, la vie d’adulte ensuite, la vie professionnelle n’est qu’un lent et progressif enlisement».
Les deux personnages masculins, qui sont des frères d’élection en même temps que des Doppelgänger, la figure du double littéraire, sont rongés par le remords, ce sentiment portant le regret au paroxysme qui les plonge dans la dépression. Cette illusion rétrospective qu’un enchaînement causal malheureux a précipité leur chute accorde certainement, comme l’a montré le philosophe probabiliste Nassim Taleb dans Le Cygne Noir, bien trop d’importance à la causalité régissant les rapports humains et leurs vies qui ne sont bien souvent commandées que par de pures phénomènes stochastiques, c’est-à-dire qu’ils résultent du hasard.
Mais le hasard fait plus ou moins bien les choses et les personnages de Houellebecq sont bien loin de vouloir, à l’invitation de Pascal et de son célèbre « pari », croire en Dieu puisqu’ils n’auraient selon le philosophe rien à y perdre. A rebours des platoniciens, l’univers houellebecquien procède d’un piètre démiurge, véritable artisan du malheur : « Dieu est un scénariste médiocre » (sic).
On retrouve d’ailleurs ce taedium vitae, ce dégoût de la vie, cet ennui existentiel chez Jean des Esseintes, l’anti-héros d’A rebours, ce roman de Huysmans emblématique du décadentisme dont on sait qu’il est un des auteurs de prédilection de Michel Houellebecq. Jean des Esseintes est l’archétype du jeune esthète européen atteint du « mal du siècle » se consacrant à l’étude et à l’oisiveté.
Le retrait de Florent-Claude est quant à lui mû par le rejet d’un monde désormais dominé par le marché, l’ultra-libéralisme s’étant insinué dans les interstices les plus intimes de la vie humaine, à l’insu même des gens, ce mot qui fleure bon la France périphérique de Guilluy (No society. La fin de la classe moyenne occidentale). Ces vrais gens qui refusent de sacrifier leur « capital culturel et sociétal » sur l’autel de la mondialisation prétendument heureuse incarnée par l’agro-business ruinant les agriculteurs en imposant un prix du lait toujours plus indécent les acculant au suicide.
Cette France périphérique trahie par ses élites trop occupées à détruire l’Etat-Nation au profit de l’Union Européenne et de la globalisation. Une fois de plus, Houellebecq, visionnaire d’entre les visionnaires, à l’instar du sociologue Christophe Guilluy, aura sinon prophétiser du moins eu l’intuition de la révolte des Gilets Jaunes, certes sous une autre forme.
Houellebecq est un immense écrivain doublé d’un grand sociologue, ce n’est pas Emmanuel Todd dont les intuitions géniales et le travail sur les structures familiales qui sous-tendent les systèmes politiques qui nous démentira. Il allie en effet le réalisme d’un Gustave Flaubert et le naturalisme d’un Emile Zola, donnant à comprendre, rendant intelligible des destins qui pris isolément ne feraient sens, faute de les inscrire dans un dessein plus collectif.
A travers Sérotonine, ce sont tous les thèmes de ses ouvrages précédents qui sont abordés. Houellebecq se fait biologiste et inscrit les pérégrinations de ses personnages dans un cadre qui les dépasse, un ordre proprement biologique, celui de l’espèce. Ainsi, nous croyons être des êtres libres doués de volition, mus par nos pensées alors que la force de l’espèce génétique dicte bon nombre de nos actes.
On dit parfois de Houellebecq qu’il est cru, mais c’est pour mieux nous signifier que nous ne sommes qu’une espèce parmi d’autres et que notre finalité n’est, somme toute, que la transmission de nos gènes afin de perpétuer l’espèce. Tout le reste n’est que vaine et contingente agitation.
Alors que reste-t-il sinon l’amour ? Il en donne une des plus belles définitions de la littérature française en l’évoquant ainsi : « Je ne crois pas faire erreur en comparant le sommeil à l’amour ; je ne crois pas me tromper en comparant l’amour à une sorte de rêve à deux, avec il est vrai des petits moments de rêve individuel, des petits jeux de conjonctions et de croisements, mais qui permet en tout cas de transformer notre existence terrestre en un moment supportable — qui en est même, à vrai dire, le seul moyen.»
Puissance de la littérature qui n’en est que décuplée si le lecteur a eu la chance dans sa vie de connaître ces moments extatiques qui précisément ne peuvent s’apprécier pleinement en littérature que si on les a soi-même vécus. Car enfin, que peut ressentir un lecteur qui n’aurait jamais éprouvé un coup de foudre à la lecture de «Et ce fut comme une apparition.»? Il n’aurait certainement qu’un ersatz d’épiphanie flaubertienne, un sentiment qui ne s’est pas encore incarné au sens propre du terme. Houellebecq comme son narrateur a connu le bonheur et l’amour. La chute n’en sera que plus douloureuse.
Si le narrateur et Aymeric, son seul et unique ami (de cette amitié indéfectible que l’on scelle lors de nos années d’apprentissage, condition sine qua non pour être apprécié pour ce que l’on est véritablement par-delà les oripeaux et les masques du statut social), sont affligés par le regret, c’est qu’il sont pris dans les rets du passé, dans l’illusion rétrospective que, s’ils avaient pris les bonnes décisions, s’ils ne s’étaient pas enferrés, fourvoyés dans certains chemins leurs sorts en eussent été différents.
Bref, ils auraient été heureux. Or, dans l’univers houellebecquien, le bonheur n’est que fugace, il se niche dans des moments sublimes parce qu’éphémères, dans l’écoute de Child in Time de Deep Purple sur des enceintes Klipschorn à l’acoustique incomparable.
Vaine torture donc car Aymeric comme Florent-Claude ne pouvaient tous deux prévoir que leurs agissements allaient entraîner la perte de l’être aimé. Le hasard aura pour l’un d’entre eux à tout le moins fait mal les choses. Restent l’alcool et/ou la chimie (à travers le Captorix, dont les effets iatrogènes ne sont pas sans conséquences sur la libido à l’image de tout anti-dépresseur mais cela ne semble pas être une contradiction pour le corps médical) pour supporter leur fardeau de culpabilité.
Nous allions oublier la télévision, puissant anti-dépresseur s’il en est, dont les émissions culinaires ont ravalé « l’humanité au stade oral » en même temps que disparaissaient des écrans l’érotisme (il est vrai compensé par le règne du porno sur le net concomitant du retour du puritanisme sexuel, allez comprendre !). Thierry Marx ou les toques blanches plutôt que Roger Vadim et l’érotisme de Et Dieu créa la femme!
Ainsi, Aymeric qui a fait Agro comme Florent-Claude eut un destin tout autre s’il n’avait décidé de s’affranchir des schémas familiaux et des destins tous tracés en embrassant la carrière de paysan plutôt que de rester et de perdre son âme dans l’agro-alimentaire chez Danone. Or, Aymeric est mû par quelque chose qui le dépasse : son origine aristocratique à laquelle il n’a finalement pas échappé en subissant à son corps défendant le même sort que l’aristocratie déchue et sans le sou de ses ancêtres.
Florent-Claude tentera en vain de sauver son ami. Il trouvera lui-même en la personne du bon docteur Azote un allié. Celui-ci essaiera de sauver son patient et des anti-dépresseurs et de lui-même par des méthodes peu orthodoxes dont on comprend qu’ils les a déjà expérimentées. Ce dernier vendra en effet la mèche en disant « nous »s’incluant ainsi dans le nombre de ses patients dépressifs. Véritable charge contre les ravages anti-dépresseurs qui flinguent littéralement la libido déclinante du quinqua occidental dépressif que le Captorix achève d’émasculer, épitomé du déclin de l’Occident.
Tous ces personnages ne sont que les déclinaisons du même, l’homme blanc occidental aux abords de la cinquantaine, détruit par l’ultra-libéralisme et par le passé, comme en témoigne ce terrible « Je l’ai appelée exactement trop tard.» C’est que ces personnages sont souvent à contre-temps, comme non synchronisés à la possibilité du bonheur: ils ont chacun à leur manière louper le coche.
Ce trop tard fait écho au «je sais qu’il est bien tard» dans Les Particules Elementaires où Annabelle revoit Michel son amour de jeunesse 23 ans après et révèle qu’elle n’a eu de cesse d’essayer de retrouver la pureté de leur amour mais en vain. L’auteur lui fait énoncer en effet : «Je sais qu’il est bien tard, dit-elle. J’ai quand même envie d’essayer. J’ai encore ma carte d’abonnement de l’année scolaire 74–75, la dernière année où nous sommes allés au lycée ensemble. Chaque fois que je la regarde, j’ai envie de pleurer. Je ne comprends pas comment les choses ont pu merder à ce point. Je n’arrive pas à l’accepter.» Hélas, deux pages plus loin,le narrateur révèle qu’une «réserve glaciale avait envahie son corps; réellement, il ne pouvait plus aimer.»
Ainsi, ce qui précipite la chute d’ Aymeric et Florent-Claude, ce n’est pas une femme mais bien eux-mêmes, relecture inversée de la Genèse. A cet égard, les interminables phrases de Michel Houellebecq sont haletantes, comme pour exprimer une longue course de fond dont les virgules scandent les temps de passages d’un coureur à bout de souffle. De fait, s’il lui fut aisé «d’annuler les traces de sa vie sociale antérieure», il n’en va pas de même de son passé tant Florent-Claude n’est, semble-t-il, jamais à la hauteur de l’amour, de La Femme, en l’occurrence de Camille, seule promesse de rédemption par l’amour.
C’est en ce sens qu’il écrit : «La femme crée un monde nouveau, de petits êtres isolés barbotaient dans une existence incertaine et voici que la femme crée les conditions d’existence d’un couple, d’une entité sociale, sentimentale et génétique nouvelle, dont la vocation est bel et bien d’éliminer toute traces des individus pré-existants.»
Houellebecq a en effet ceci de particulier qu’il a été influencé par ses études d’ingénieur agronome et la génétique des populations s’avère une des clés de compréhension de son œuvre. C’est pourquoi au delà du déclin de l’Occident maintes fois annoncé, c’est son approche du darwinisme et sa vision de l’homme en tant qu’espèce qui est pertinente.
Si le sexe est important dans son œuvre et n’est jamais gratuit, c’est dans le cadre de la lutte pour la reproduction des espèces qu’il faut l’appréhender comme l’auteur l’a lui même déclaré lors de son entretien au magazine Valeurs actuelles sur le déclin de l’Occident lors de la remise du prix Oswald Spengler 2018.
Terminons avec cette phrase en guise d’épitaphe : «Mon cœur fut tordu par une crispation douloureuse, les souvenirs revenaient sans discontinuer, ce n’est pas l’avenir c’est le passé qui vous tue, qui revient, qui vous taraude et vous mine, et finit effectivement par vous tuer.»
steven barris
Michel Houellebecq, Sérotonine, Flammarion, Paris, 2019, 352 p. — 22,00 €.