Né en 1866 albinos, Jack Griffin ne supporte pas ses cheveux blancs et ses yeux rouges — physique disgracieux qui lui donne l’aspect d’un monstre. Repoussé par son père, persécuté par les autres enfants, isolé de tous en fonction des canons drastiques de l’époque victorienne, il ne peut que se réfugier dans de brillantes études de chimie. C’est dans son laboratoire de Whitechappel — hanté depuis peu par un mystérieux tueur en série (« Jack l’éventreur ») — qu’il parvient à mettre au point une potion qui le rend invisible.
En Narcisse inversé qui ne supporte plus sa propre image, le jeune savant, aussi violent que misanthrope, décide de tester ce produit sur lui-même, et le voici qui disparaît ! Un pouvoir magique – mais sans que le chercheur ait eu le temps de trouver un remède aux effets inverse — qui lui permet en un premier temps d’échapper à ses créanciers puis de commettre ensuite moult larcins, tout en menant une vie de reclus marginal et de fugitif. Il finit ainsi par s’isoler dans un petit village en prétendant être un homme blessé sous ses bandages mais les rumeurs commencent à se répandre à son endroit et les villageois se font alors menaçants.
Enième adaptation du roman fondateur du genre fantastique de Wells, cet Homme invisible reste fidèle à l’esprit de l’œuvre originale – à cette réserve près que Pontarolo s’autorise croiser cette thématique avec le mythe de Jack l’éventreur. Condamné par son invisibilité irréversible à se cacher sous bandages, postiches, lunettes, cache-col et couvre-chef, Jack Griffin apparaît comme un être des plus tourmentés, incapable désormais de trouver, tout au long de son calvaire, sa place dans la société et qui se voit traqué de toutes parts telle une bête féroce sinon diabolique.
Il a beau mettre tout en oeuvre pour trouver la formule du retour à l’humaine condition, le sort s’acharne et il est de nouveau exposé, comme au temps de son enfance mais pour d’autres raisons, à la haine de la différence. Manière de signaler que l’on est toujours le monstre de quelqu’un d’autre.
Lugubre, opaque, anxiogène, l’atmosphère de l’album entier est à l’aune des conditions de (sur)vie du protagoniste : des teintes grises, ocres et sépia, magnifiées par un travail soigné sur la dissymétrie des cases (certaines sobrement détourées de blanc) attestent des croyances et du mal-être du temps.
Pontarolo s’amuse à nous faire voir l’invisible et propose une belle réflexion sur la transparence : depuis le Descartes du Discours sur la méthode symbole de l’âme censée définir le sujet (ce sub-jectum à même de se saisir immédiatement dans ses propres états mentaux sans rencontrer d’obstacles), elle devient ici signe d’une tare et d’une malédiction tant épistémique que sociétale.
A l’image de la couverture de l’album, dans l’épais carton de laquelle se trouve découpé le buste de l’anti-héros pour faire voir les entrailles du personnage (grâce à une planche anatomique en couleurs située derrière, en page de garde), Jack Griffin aspire à la normalité et à être réintégré dans le « corpus » de l’humanité. Car sous les bandages de l’homme invisible, c’est d’abord un homme qui s’agite, c’est bien le coeur non d’un spectre mais d’un homme qui bat.
Mais le malheureux apprend à ses dépens qu’il est des paris pascaliens dangereux : pour avoir voulu toucher au vivant, dépasser le scepticisme des savants de son époque et s’élever quasi au divin, Jack s’est dénaturé, désubstantivé, désubjectivisé.
A chacun de comprendre que Griffin, jamais pris pour ce qu’il est de l’intérieur, dans l’épaisseur de sa chair éthique, pourrait-on dire, a toujours déjà été un « homme invisible », nié en permanence par les autres. Ce n’est donc pas la science, pourtant vectrice vérité, qui le sauvera – il ne lui reste que l’énergie du désespoir pour affronter son destin de paria. A moins que…
frederic grolleau
Fred Pontarolo (scénario, dessin et couleurs), L’Homme invisible – tome 1, D’après H.G Wells, Editions du long Bec, 19 septembre 2018, 72 pages couleur — 17,00 €.