Schefer à travers sa « fiction » — plus vraie que ce qu’elle reprend — construit (comme naguère avec son « La photo au-dessus de lit » chez le même éditeur) un espace plurivoque au nom d’un fait divers qui bouleversa la France au début des années 60: le rapt du fils Peugeot. L’évènement fit la une des journaux et des radios. Mais une fois résolue, se découvrit sous l’histoire sa scène primitive.
Ce premier grand kidnapping français était de fait calqué mot pour mot sur un roman américain de la Série noire. Un jeune ouvrier séducteur au plus haut point, revenu de la guerre d’Algérie et reconverti dans la vente d’électrophones, se jette dans les nuits parisiennes. Il rencontre celles et ceux qu’on ne nomme pas encore « people » et entre autres une nymphette danoise amie d’Anna Karina. S’introduit au milieu de ce couple celui qui — antisocial viscéral — a découvert le livre de la Série noire. Il le révèle à lui-même et va entraîner l’enlèvement.
A l’aide de divers documents, Schefer remonte (à tous les sens du terme) cette histoire aussi criminelle que littéraire où réalité et fiction se mêlent. A coté des gangsters d’occasion et presque d’opérette se retrouve une part de la littérature et du cinéma de l’époque. Ces intervenants-là deviennent les vrais protagonistes de l’histoire. Il y a Antonioni à Cannes, Anna Karina bien sûr, Françoise Sagan, Kenneth Anger, Jean-Jacques Pauvert, Simenon, Histoire d’O et les tournages de Clouzot et de Truffaut à une époque où les médias de plus en plus puissants réinventent les récits criminels pour les scénariser à leur main.
Ce livre n’est donc en rien un reportage mais un roman « cinématographique », magnétique, mondain, canaille, critique et dont la position logistique se déplace du rapt à sa restitution biaisée par les médias. Schefer montre comment le sexuel prend part dans une telle « romantisation » du réel.
Le livre crée une remise en question abyssale de la réalité dont le « champ » devient malléable et souple. Loin des mièvreries, l’auteur montre avec précision l’effet-image et son excédent. L’impossible ne peut la saturer et la propre fiction de l’auteur devient la « métaphore » particulière des « remises » des médias mais aussi la zone de mystère où l’obscur renverse la lumière de l’ordre.
jean-paul gavard-perret
Bertrand Schefer, Série noire, P.O.L éditeur, 2018, 176 p. — 17,00 €.