« À celui que je me connais : J’écris »
Reprenant la sapience qu’il précise dans Erostratus : « La vérité est la seule excuse de l’abondance. Nul homme ne devrait laisser 20 livres à moins de pouvoir écrire comme 20 hommes différents », Pessoa donne dans une lettre à A. C. Montero une clé au choix effectué de son hétéronyme naturaliste pour Le Gardeur de troupeaux : « j’ai mis en Caeiro tout mon pouvoir de dépersonnalisation dramatique ».
Mais il s’agit de bien plus. C’est seulement en 2016 que paraissent à Lisbonne Les œuvres complètes d’Alberto Caeiro à partir des manuscrits de Fernando Pessoa découverts en 1979, dont ce texte majeur. Sa nouvelle publication présente les nombreuses variantes et corrections que Pessoa a inscrites dans ses cahiers avant d’y recopier la toute dernière version. Jean-Louis Giovannoni et Rémy Hourcade ont retraduit le texte qu’ils avaient déjà traduit 30 ans plus tôt avec ses nouveautés.
Alberto Caeiro se fait berger imaginaire qui mène le troupeau de ses idées. Mais il se présente comme un homme simple et non en tant qu’intellectuel raffiné. Sa poésie est directe, il devient le chantre de la sensorialité du monde : « Je suis un gardeur de troupeaux. / Le troupeau c’est mes pensées / et mes pensées sont toutes des sensations. /Je pense par les yeux et par les oreilles / par les mains et par les pieds / par le nez et par la bouche ». Seul, dans un monde peuplé d’hommes qui pensent comprendre le monde, il offre une leçon radicale dans sa sagesse primitive et dans l’immédiateté de la présence des choses.
Le livre devient une éducation des sens dans l’acceptation de la permanence des chose comme des limites de l’humain dégagé de tout mysticisme. Pessoa qui affirmait « Enfant, j’avais déjà tendance à créer autour de moi un monde fictif, à m’entourer d’amis et de connaissances qui n’avaient jamais existé – je ne sais pas bien entendu s’ils n’ont pas existé ou si c’est moi qui n’existe pas » trouve en son « auteur » une manière de dire l’extase du monde lors d’un moment d’exception.
Pessoa ne le retrouvera plus comme il le précise : « Et j’écrivis une bonne trentaine de poèmes d’affilée (…). Ce fut le jour triomphal de ma vie, et je n’en connaîtrai jamais de semblable. Je débutai par un titre Le gardeur de troupeaux et ce qui suivit fut l’apparition en moi de quelqu’un que j’ai d’emblée appelé Alberto Caeiro. Pardonnez-moi cette absurdité : en moi était apparu mon maître.
On comprend en conséquence la position centrale qu’une telle œuvre représente dans l’ensemble du corpus de Pessoa où l’auteur imposa — même dans la simplicité sensorielle de son « alter ego » (un des nombreux qui vécurent en lui) — la plus haute poésie.
jean-paul gavard-perret
Fernando Pessoa, Le Gardeur de troupeaux, nouvelle traduction avec des variantes inédites par Jean-Louis Giovannoni, Rémy Hourcade et Fabienne Vallin, Editions Unes, Nice, 2018, 64 p.
Je ne suis rien. Je ne serai jamais rien. Je ne peux vouloir être rien.
À part ca, je porte en moi tous les rêves du monde.