Michel Le Bris, Kong


Umbra sumus
(« Nous sommes des ombres »)

Comme le laco­nique Kong du titre est sans le King ruti­lant qui le flanque usuel­le­ment, on peut d’emblée pré­ci­ser que l’énorme roman de plus de 900 pages de Michel Le Bris est la ren­contre de deux gestes (à tous les sens du terme) : d’une part les aven­tures épiques et cos­mo­po­lites  de Ernest B. Schoed­sack et Merian C. Cooper, l’un camé­ra­man l’autre avia­teur, des années 20 jusqu’au milieu des années 40 ;  d’autre part, la genèse du film King Kong par les deux mêmes illustres Amé­ri­cains, com­pères voya­geurs et globe-trotters cinéastes en diable.
Deux récits que l’on peut, de fait, lire de manière sépa­rée (en s’arrêtant au mitan du texte, par exemple à la page 506 – sachant qu’entretemps, selon toute vrai­sem­blance empi­rique, comme ce  fut las ! notre cas, vous aurez perdu les trente pre­mières pages du livre, sépa­rées du dos carré de l’ouvrage, la colle ne tenant pas le choc de la mani­pu­la­tion d’un aussi lourd ouvrage au fil des semaines !) ou enchaî­ner avec la même fré­né­sie qui a dû être celle du roman­cier.
Car entre les deux (l’entre-deux qui défi­nit d’ailleurs éty­mo­lo­gi­que­ment en latin ce qu’est l’intérêt même, inter-esse), c’est toute la folie des « Roa­ring Twen­ties » qui défile,  l’auteur pui­sant dans huit années de recherches pour nous offrir le pano­rama, quasi en ciné­ma­scope, d’un monde encore secoué, tels nos deux héros,  par les affres de la Pre­mière Guerre mon­diale et allant vers une société mon­dia­li­sée où le « cinéma du réel » sera bien­tôt dépassé dans un monde moderne qui absorbe toute force naturelle…

Mais dans l’intervalle, en  1933 (date funeste pour le sombre déve­lop­pe­ment de cer­tains par­tis poli­tiques en Europe), il y aura la fic­tion King Kong, hom­mage à Au Cœur des ténèbres, Moby Dick et L’Appel de la forêt,  hymne à la créa­tion humaine et manière de syn­thèse apo­ca­lyp­tique entre  les ani­maux et  aven­tu­riers d’antan et la spi­rale de la tech­nos­cience à venir. Chant du signe du dieu-singe valant comme acmé du désir face à toutes les tour de Babel et autres esca­drons de la Mort du Nou­veau Monde. Célé­brant le pas­sage dia­lec­tique d’un réa­lisme de plus en plus obso­lète à un ima­gi­naire sans limites, illus­trant com­ment l’âme humaine s’évertue tou­jours, face à tous les nihi­lismes, à dire l’indicible, Le Bris pro­duit une somme qui sidère par sa pré­ci­sion, sa docu­men­ta­tion, sa rage livresque.
Héros de guerre dans une Europe rava­gée,  Schoed­sack et Cooper (Shorty et Coop pour les intimes) montrent dans leur recherche de l’inconnu ou du dépas­se­ment artis­tique ( com­ment res­ti­tuer la magie du réel vécu sur une inter­face pas­sive et alié­nante par défi­ni­tion ?)  la capa­cité, mons­trueuse, qui est celle de l’homme capable de se faire le plus infra– ou méta-humain pos­sible. Ce point cru­cial et cruel où l’homme et la bête, la culture et la nature  coïn­cident – presque en toute liberté.

S’il s’agit certes tout du long du dense opus de fil­mer le phi­lo­so­phique « élan vital », la sur­vie ( d’où les deux docu­men­taires : Grass (1925) et Chang (1927) ), le vrai sujet du roman est donc bien, aux confins de l’articulation entre le muet et le par­lant,  l’essence du Sujet, soit une réflexion en défi­ni­tive plus anthro­po­lo­gique qu’éthologique sur les ori­gines de qui nous sommes et qui nous sin­geons à l’envi.
C’est cette vio­lence géné­ra­li­sée que tra­duit la deuxième par­tie du roman, laquelle sou­ligne la dupli­cité de la concur­rence et de la cor­rup­tion, de la misère et de la crise sociale à par­tir des années 30. Un bas­cu­le­ment du chas­seur à la proie qu’attestera, avant l’iconique King Kong de neuf mètres de haut où, entre épou­vante et conte de fée, l’érotisme le dis­pute à la bes­tia­lité, le film Les chasses du comte Zaroff  annon­çant les futurs effets spé­ciaux du cinéma fan­tas­tique,  grâce la tech­nique de l’animation image par image. Deux des plus grands films de toute l’histoire du cinéma…

A l’instar du Arthur Conan Doyle qui ouvre , avec quelques dino­saures de bon aloi, le roman en évo­quant en 1922 le pou­voir de maté­ria­li­sa­tion des images psy­chiques,  Michel Le Bris, père de la « lit­té­ra­ture voya­geuse »,  pro­duit là un monu­men­tal roman choc qui offre, lui aussi, en miroir et en écho une magis­trale image, char­riée par la petite comme la grande his­toire, de ce qu’est « le monde perdu ».
A l’exception de l’expression « en allé » conju­guée à tous les vents et mise à toutes les sauces, un roman-fleuve comme on n’en n’a pas lu depuis long­temps et qui mar­quera tous les lec­teurs par sa richesse d’approche de cette réfé­rence mythique qu’est King Kong pour la moder­nité.

Kong
 : un roman d’aventures exceptionnel.

fre­de­ric grolleau

Michel Le Bris, Kong, Gras­set, 2018, 944 p. — 24,90 €

 

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Filed under cinéma, Romans

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