Une vie qui ondule entre le précaire et le mythe
C’est à sa mère — morte quand l’auteure était encore enfant — et à sa grand-mère que Silvia Baron-Supervielle doit l’apprentissage du français. Cette langue représentait pour elle comme de nombreux émigrés argentins la langue de la culture, de la liberté, des rêves, de la Révolution. « Je parlais le français mais je ne savais pas l’écrire » précise celle qui, lorsqu’elle commença à la faire, connut une « révélation ».
L’auteure y trouve déjà la puissance poétique. Elle transparaît dans le livre qui paraît aujourd’hui fait de dépouillement, de désorientation, d’écart entre la langue et le moi. L’auteure contrairement a tant de poètes s’est toujours plus à cultiver cette distance comme éthique et esthétique à la fois âpre, nue mais non sans douceur.
Dans sa poétique comme en sa prose, à la métrique ou au métrage Silvia Baron Supervielle préfère l’espace, le silence pour créer par ce moyen un autre monde qui inconsciemment peut-être la ramène à son Argentine natale tout en insérant sa propre étrangeté dans une langue qui fut étrangère et l’obligea ( de bon gré) à franchir des obstacles et des limites.
Celle qui considère Marguerite Yourcenar comme une pionnière (elle l’a traduit, a correspondu avec elle et devint son amie) lui ressemble par bien des points : existent la même simplicité et attention à l’autre, la même exigence littéraire même si les « musiques » des deux créatrices sont bien différentes. Chez la plus jeune, une recherche est plus marquée dans l’intensité des sons qui passent avant le sens que lui donne sa vérité. Elle est plus poète que Yourcenar dont la prose connait en revanche peu d’égal. Les deux sont d’ailleurs peu réceptives à l’enracinement que beaucoup accordent à une langue maternelle. Elles s’opposent en cela à de nombreux théoriciens du « je » et du « discours ».
Et Silvia-Baron-Supervielle de préciser : « Une chose est certaine : on change de langue quand on change de place. Ce mouvement, qui répond à un désir fou de liberté, puis à une nécessité de s’enraciner, est sans retour. ». Manière de tordre le coup à bien des spéculations foireuses qui ont embastillé la critique littéraire pendant des décennies. Et l’auteure de citer Montaigne : « les formes de parler, comme les herbes, s’amendent et fortifient en les transplantant ». Et d’ajouter : « Mais il me semble que les paysages comptent. Il se peut que les espaces de mes poèmes imitent la plaine argentine ».
Ce dernier livre illustre comment la langue française oriente toujours Silvia Baron-Supervielle dans une manière de faire parler le silence en menant vers la douceur et la profondeur que l’espagnol plus éclatant et sonore aurait du mal à faire partager. La créatrice préfère une musique de chambre avec des mots « choyés » et sans trop de volume et choisis pour leurs substances émotives ou plutôt affectives où la flamme de la passion (un peu comme celle que Marguerite éprouva pour Silvia) peut battre parfois de manière dense et sensuelle, parfois de manière plus pacifiée. cette langue fait du livre un mouvement de murmure, s’y éprouve la sensation que l’âme est dans le corps comme celui-ci est dans l’écriture.
Et l’auteur de préciser : « J’en fais le lieu même de la création littéraire. Le corps contient tout, même le paysage extérieur. Même le silence de Dieu ». Mais c’est plus le corps et son ombre que Dieu qui flotte dans l’écriture. Les deux appartiennent au même désert, au même pays. Là où les paroles les plus simples s’échangent autour d’une vie qui ondule entre le précaire et le mythe.
jean-paul gavard-perret
Silvia Baron-Supervielle, Un autre loin, Gallimard, coll. Blanche, Paris, 2018, 128 p.