Jean Esponde, plus qu’un autre, sait que les « pas » de Rimbaud ne pouvaient qu’aller vers les ailleurs. D’où, ici, son retour sur un épisode peu connu de la vie du « déserteur » : sa traversée de l’Afar entre la Mer Rouge et les montagnes éthiopiennes. L’auteur propose un récit où se mêlent les mots du poète. Ceux-ci par exemple : « l’action n’est pas la vie mais une façon de gâcher quelque force, un énervement ». Cette phrase d’ Une Saison en Enfer, Beckett la fit sienne et elle prélude à ce voyage ou Rimbaud devient nègre blanc et anticolonialiste de manière native. A partir de cette préfiguration, Jean Esponde construit sa propre traversée sous l’égide du perdant magnifique capable de toucher un ici et un maintenant, une sorte d’avant être ou d’un devenir de toujours.
L’auteur permet d’éprouver le voyage et son sens par le langage qui permet de montrer comment « le désert est la continuation de la poésie par d’autres moyens ». Tout vient des profondeurs du corps et du lieu. Les deux sont traversés dans ce parcours initiatique qui retient sans retenir, qui parle à travers le chant d’une sorte absence dans le prolongement d’être — ou de n’être pas.
Au sein du pays des Gallas, à l’orée d’une des plus grandes famines de l’histoire de l’Afrique, Rimbaud éprouve l’accomplissement de ce qu’il a pressenti et que Esponde rameute là où ce qui est ne cesse pas avant la chute finale et la mort. Comment en connaître la source et en définir les causes, les conséquences ? Ni Rimbaud ni Esponde ne répondent. Le poète n’a rien d’autre à faire qu’être là. Être son être face à ce qui le bouleverse dans un des lieux les plus arides du monde où il tient encore debout et dans le mouvement, dans sa perpétuation de n’être que de « ça ». Il y devient élément d’un monde archaïque, pariétal celui du début et de la fin là où, comme le précise le sous-titre du livre, “l’eau elle-même a soif”.
Rimbaud respire le désert, se fond dans le corps noir : Esponde sait créer la transmission de ce déplacement dans le corps du lecteur, qui n’est alors plus seulement lecteur. Il absorbe une vie dont la note sonore tendue et ténue se réduit à rien sinon à la fibrillation d’un corps détaché de lui-même et d’une œuvre arrachée à sa poésie première. Elle fait néanmoins retour — au sein de son empêchement — par l’arrachement du corps Rimbaud qui est ici en devenir intangible, inappropriable, exténuant.
La vision d’un Rimbaud face au désert relève d’un constat sans battre en brèche toute quête, vaine par essence. Mais Esponde ne va pas chercher Rimbaud, il ne va pas se chercher, les deux plongent dans ce qui gît au plus profond de l’être et d’un monde : celui qui hurle de ne pas pouvoir hurler sinon dans le vide. L’auteur crée en écho à ce silence sans fond une superbe réverbération. Le désert devient une source qui permet de glisser vers la destination qui n’a plus de destination. Non que Rimbaud se détache de ce qu’il voit : il demeure poreux à ce qui est — sauf la plaisanterie de la prétendue insoutenable légèreté de l’être.
Là est la profondeur même du voyage et d’un tel livre. S’y retrouve l’autre face du monde et du poète.
jean-paul gavard-perret
Jean Esponde, Le désert, Rimbaud, Atelier de l’Agneau, Paris, 2018, 166 p. — 17,00 €. Parution le 8 janvier 2018.
Merci à Jean-Paul Gavard-Perret pour cette superbe analyse, cet accompagnement sur les traces de Rimbaud plein de profondeur et de sensibilité