Harry Mathews, Le Jumeau solitaire

Doublures du double

Harry Mat­thews a juste eu le temps de finir Le Jumeau soli­taire avant sa mort. Il fut l’ami de Pérec qui l’intronisa dans l’Oulipo et devint après Mar­cel Duchamp le second Amé­ri­cain à rejoindre ce cercle fermé et dro­la­tique. Avec la col­la­bo­ra­tion d’Alastair Brot­chie, il a d’ailleurs publié, en 1998, Oulipo Com­pen­dium, l’étude ency­clo­pé­dique du groupe. Diplômé de musi­co­lo­gie à Har­vard, il vint en France pour par­ache­ver ses études mais bifur­qua vers la lit­té­ra­ture. Il publie ses pre­miers poèmes dès 1956 et la suite de la décou­verte de Ray­mond Rous­sel com­mence son pre­mier roman, fonde un peu plus tard la revue « Locus Solus » avec des poètes new-yorkais dont John Ash­bery, puis devient la direc­teur de « Paris Review ». Il publie entre 1972 et sa mort onze romans de Conver­sions au Jumeau soli­taire. Marié d’abord à Niki de Saint Phalle, il épousa Marie Chaix et vécut entre la France et les Etats-Unis où il fut ensei­gnant par inter­mit­tence dans plu­sieurs uni­ver­si­tés.
Au sein de son der­nier roman, le deux en un ou le un en deux de la gémel­lité n’est pas tou­jours ce qu’on croit, entre mul­tiple et somme nulle. Face à eux se dresse un autre couple pour ten­ter de per­cer le mys­tère : un édi­teur et sa femme psy­cho­logue com­por­te­men­ta­liste. Les mys­té­rieux jumeaux défraient la chro­nique locale d’une petite ville côtière. A cause ou grâce à leur res­sem­blance trou­blante, ils font tout pour s’éviter : l’un est disert, l’autre mutique. Un mys­tère se fomente jusqu’à une fin dra­ma­tique où tout se résout — enfin presque.

Aupa­ra­vant, un réseau d’histoires et de per­son­nages n’a cesse d’approfondir le mys­tère. Néan­moins, sous ce schéma appa­rem­ment aus­tère tout est sou­vent comique : Mathews est au som­met de son art de conteur en chausse-trappes. Les his­toires sont impré­vues mais pleines de sym­pa­thie pour une plé­thore de per­son­nages dont l’auteur tri­cote ou détri­cote la vie au fil des ren­contres. Qu’importe s’il est bien­tôt évident que tout va vers un déboire ter­mi­nal.  Mais avant, au sein d’une atmo­sphère étrange, la fic­tion passe d’un ter­ri­toire presque insou­ciant, léger avant de res­pec­ter les lois de la tra­gé­die grecque.
En ce qui res­semble par cer­tains aspects à un plai­sir de la conver­sa­tion et de la conver­sion, les his­toires se répandent petit à petit, dans l’obscur de ce qui s’ignore encore. Chaque geste, chaque ins­tant dis­tille frag­ments d’ombres et de lumières. Le récit crée une nature nar­ra­tive par­ti­cu­lière. Une fureur sourde, impré­vi­sible monte entre loca­li­sa­tion, délo­ca­li­sa­tions, cou­pures, cas­cades, cou­pures. Dans l’attention à la pré­ci­sion de la juste touche Mathew fait mouche. Il tra­duit ainsi des états — et pas seule­ment d’âme -, des temps d’attendre,  manière de faire res­sen­tir ce besoin constant du temps vers l’étreinte d’une perte.

Le roman devient un moyen de refaire le monde des jumeaux et de leurs asses­seurs. Qui peut les connaître ? Qui peut les voir autre­ment que sépa­rés ? A qui cherche à le savoir il suf­fit d’entrer dans la fic­tion de Mathew : c’est frap­per à la bonne porte. Même si ce qui se passe était imprévu a priori. Mat­thew sus­cite par son œuvre ultime à la fois humour et émo­tion atten­tive qui emportent le lec­teur au sein d’une tor­sion ou d’une spi­rale presque infer­nale là où tout pou­vait sem­bler ordre, calme et volupté.
Se retrouve spi­ri­tuelle une nou­velle ver­sion du mythe d’Orenda où le Grand Créa­teur — ici hir­sute — fait bou­ger les mon­tagnes par le plus bel acte d’insoumission face au déjà vu afin de mettre de l’ordre dans le malaise de la civi­li­sa­tion cher au bon doc­teur Freud.

jean-paul gavard-perret

Harry Mathews, Le Jumeau soli­taire, tra­duit de l’anglais (USA) par Lau­rence Kiéfé, P.O.L édi­teur, Paris, 2017.

1 Comment

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One Response to Harry Mathews, Le Jumeau solitaire

  1. Paul Gravillon

    Je dois un grand merci à P.O.L., ren­con­tré jadis à Lyon autour de Charles Juliet, pour m’avoir envoyé en expresse le der­nier roman de Harry Mathews sim­ple­ment parce que je lui avais dit que j’avais moi-même publié il y a 20 ans un modeste pre­mier roman qui por­tait le même titre et cela m’avait beau­coup intri­gué comme si j’étais pour­suivi par ce mys­té­rieux jumeau qui passe son temps à dis­pa­raître faute de pou­voir appa­raître… Encore un grand merci pour cette his­toire inépuisable !

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