Tristan Félix est une créatrice d’exception. Celles et ceux qui ne la connaissent pas encore pourront le découvrir dès son interview. Ailée et tellurique, poétesse, artiste, marionnettiste, l’irrégulière de la langue est une danseuse qui tombe vers le ciel. Personne ne peut la rattraper. Celle qu’on « priva d’apnée » feint « d’aspirer à expirer ». Mais elle ne manque pas du souffle qui fait lever des tempêtes sous le crâne. Ces textes et images transforment des pendus par des ficelles montrant que nous sommes autre chose que des êtres attachés.
Il suffit de se laisser emporter par l’élan de ses livres pour comprendre ce qu’il en est de nous. Jaillissent notre chance, notre vanité, notre pusillanimité et parfois notre force pour peu que nous renoncions aux maîtres du temps afin d’en suivre d’autres : Beckett ou Baudelaire par exemple. Et bien sur Tristan Felix elle-même.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait vous lever le matin ?
Le calcaire, qui crisse aux jointures de mon squelette. Il faut l’user par le mouvement afin qu’il se renouvelle et me protège. Nous sommes faits du calcium de la lune et de la Nostalgie de la lumière que filme si magistralement Patricio Guzmán.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
Je ne me souviens pas en avoir jamais eus. Mes six premières années sont un désert blanc dont j’ai déjà tenté une vision hallucinée (L’Enfant sans paupière) mais le chantier est encore à ciel ouvert. Je suis toujours l’enfant dont je n’ai plus souvenance. Elle rêve pourtant d’épouser le vivant mais les ennemis sont nombreux qui veulent confisquer la merveille pour l’exploiter ou bien la gaspiller en la souillant. Je fais en sorte que ce rêve continu de l’enfance oubliée invente chaque jour qui se lève. J’ai du boulot pour plusieurs vies !
A quoi avez-vous renoncé ?
J’ai renoncé à être svelte et chevelue, à la mémoire qui donne le pouvoir de briller en société, mais pas encore à protester contre l’autorité inepte comme illégitime des roitelets et roitelettes en pagaille qui font la pluie et surtout le mauvais temps. J’ai renoncé, plus récemment, à me lancer béatement dans l’admiration et le secours pour prévenir les coups dans la gueule. J’ai d’ailleurs passé commande, chez Héphaïstos, d’un bouclier idoine. J’ai renoncé à la mort qui n’a pas besoin de moi pour me surprendre. Hi ! Hi !
D’où venez-vous ?
Je viens d’Afrique, de la Mauritanie et du Sénégal où les rythmes de la terre ont dû me scander. Je viens d’une mère poète hantée par ses démons, d’un père lointain et fantasque. Je viens de pays terraqués, réels et imaginaires, qui m’ont dressée sur pilotis. Mon clown Gove de Crustace vient précisément du limon.
Qu’avez-vous reçu en « héritage » ?
J’ai reçu de ma mère, Andrée Leduc-Herlem (ou Estelle Montigny, de son nom de poète inconnue), une imagination débridée, le goût pour la facétie comme pour le poème mais aussi l’étrangeté d’une langue maternelle torturée. Si je parle une dizaine de langues imaginaires, peut-être est-ce pour réenchanter ma langue. C’est Estelle qui pour mes quatorze ans m’offrit Lautréamont, Baudelaire et Rimbaud à partir desquels rien de bas n’était envisageable. D’elle j’ai hérité l’angoisse d’être et la joie de devenir, la joie de danser aussi. De mon père j’ai reçu la passion du cinéma, et le manque cruel d’amour que de sa mère déjà il avait hérité. Bien plus tard, il manifestera sa grande affection. Puis les amis m’ont transmis qui le goût des whiskies écossais, qui la danse de Cuba, qui la magie nocturne des lacs et des forêts, qui l’improvisation alpestre de la pensée la plus échevelée, qui la conscience politique. J’hérite chaque jour.
Qu’avez-vous dû abandonner pour votre travail ?
J’ai dû abandonner une partie de mon espace de création et de ma liberté de mouvements. Il n’est guère enrichissant de devoir obéir à des décrets ou à des instances de pouvoir sans plus de légitimité que celle de la jouissance du pouvoir. Pour combler cette perte, j’ai, dans ma pratique de l’enseignement, toujours intégré une dimension artistique et philosophique qui me permet d’explorer et de transmettre le plus loin possible. Chacun de mes cours est une improvisation ciblée, sans cesse à l’écoute de ce qui advient de l’élève. Sans cette part d’invention sur la corde raide, je m’ennuierais à mourir et mes élèves bâilleraient aux corneilles. La transmission du savoir ou de la sapience passe par la mise en cause de ce que l’on a appris. Je demeure un clown qui fait tabula rasa pour apprendre, aux sens subjectif et objectif. Je suis une trafiquante d’abandons. Je revascularise, récupère et transmute.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
J’adore partager d’excellent mets et élixirs et m’élancer sur mon vélo à fond la caisse sur un pont. Hier, j’ai déraillé. J’aime aussi me peindre les ongles de pied, qui deviennent des pétales.
Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ?
Chaque écrivain est une île mais je n’ai jamais été tentée par aucun compromis dans ce que j’écris ni par cette manie de se regarder le sexe en train d’écrire. C’est une maladie contemporaine, cela, la chatte et la bite familiales, comme s’il n’existait que l’humide exaltation de soi en littérature. C’est saoulant et pauvre d’esprit. Je suis aussi perfectionniste et ne puis écrire ce qui ne chanterait pas. Je lis tant de phrases qui me tombent des oreilles ! Sans doute regardé-je la monstruosité avec plus d’empathie que d’autres, sans voyeurisme ni dégoût. Sans cynisme ni morale. Il semble si difficile d’observer l’autre que soi. J’y découvre une beauté, une fragilité et une étrangeté enviables là où certains voient l’abject ou leur nombril.
Comment définiriez-vous votre approche du vivant ?
J’ai consacré un triptyque à cette question : Observatoire des Extrémités du Vivant, paru cette année chez Tinbad et que vous avez chroniqué. La langue est un organisme animal qui porte en elle tous les organismes vivants qu’elle a repérés mais aussi et surtout tous ceux qu’elle ignore. Approcher le vivant c’est encourir la mort ou s’exposer à disparaître dans l’infinie métamorphose des organismes. Je parle aux mousses, aux araignées, aux chiens et j’imite les oiseaux qui me répondent. Faire gaffe tout de même car je me suis déjà fait renverser deux fois de suite par un bélier rustique du Finistère qui n’avait guère apprécié mon babil bêlant. Mon genou s’en souvient encore. Si vous aviez vu sa coiffe de cornes torsadées !
Quelle fut l’image première qui esthétiquement vous interpella ?
Peut-être sont-ce, pour une adolescente arrachée à elle-même, les toiles cubistes de Picasso, bousculées, polyphrènes et violentes mais qui aujourd’hui m’ennuient parce qu’elles me semblent caricaturales.
Et votre première lecture ?
La lecture est un sujet délicat à aborder parce que jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans l’écriture a été un terrain miné, traversé de chevaux de frise et de barbelés hirsutes, un gouffre d’où surgissaient parfois des formes muettes plus que des mots. Malgré les épreuves, ce sont les textes de Rimbaud, de Baudelaire et de Lautréamont, offerts par ma mère, qui peuvent être considérés comme initiatiques. Je me souviens cependant des visites fréquentes, en compagnie de ma grand-mère, à la bibliothèque d’Andernos-Les-Bains. Les animaux avaient la part belle dans mes choix. Mais je lisais à la lenteur d’un petit-gris.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Tout m’intéresse. Les musiques traditionnelles et modales, le jazz (sauf le free), le classique, la musique spectrale, le tango, les chansons à textes, de Fréhel à Cantat, le chant des oiseaux et les rugissements du ciel. Je n’aime pas certaines musiques dites métissées, qui, impuissantes à créoliser comme le jazz, ont colonisé de leurs misérables rythmes binaires et électroniques (et je partage en cela l’inquiétude ancienne de Marguerite Yourcenar, concernant le blues) les puissantes traditions polyrythmiques. Presque tout est devenu à la sauce de tout. Je n’aime pas le yaourt au goût de barbecue ni la chips au goût de crème brûlée.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
« Les Fleurs du Mal », de Baudelaire.
Quel film vous fait pleurer ?
Tout film qui sait dérouler le ruban du rêve sans aucun compromis. “La Strada” de Fellini, “Orphée” de Cocteau, “L’Aurore” de Murnau, “Les Enfants du Paradis” de Carné, “Le Cameraman” de Keaton, “Film” de Beckett, “Nostalgie de La Lumière” de Guzman et tant d’autres… Le film de la vie me fait pleurer. Mais pas que.
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Quand on se voit vraiment soi-même il est déjà trop tard. Je ne me regarde presque plus dans le miroir. Les masques janusiens que parfois je porte dans mes spectacles sont des miroirs à l’envers.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
À personne. J’ai même écrit à Jan Garbarek et à l’ancien directeur du Théâtre de la Ville pour leur reprocher vertement de m’avoir déçue en manquant à leur parole. Garbarek ne m’a pas répondu mais Violette, oui !
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
Il y a tant de villes que je ne connais pas mais Venise est sans doute une cité somptueuse qui, jouant sans cesse avec la mort sous tous ses masques, est une figure fondatrice de notre dualité. Ses canaux reflètent en abîme les dentelles célestes des palais. C’est une ville qui s’apprête à disparaître sous les tonnes de pétrole des paquebots à touristes et la montée des eaux. Le touriste détruit le mythe vers lequel on l’a attiré comme une mouche à merde.
Quels sont les écrivains et artistes dont vous vous sentez le plus proche ?
L’écriture des scolytes aidés par les champignons fait merveille sur les arbres. Aucun Champollion n’a encore décrypté leurs arabesques. Un véritable écrivain est irréductible à l’évidence. Je me sens proche de vivants experts en effrois tendus, en grâces hallucinantes et qui font de leurs mots le dessin nécessaire de leur sens, comme Erri de Luca, Leo Lionni, Pascal Quignard (parfois trop épineux), Hubert Haddad, ou plus obscènes comme Ivar Ch’Vavar, savamment allumés comme Eric Chevillard, parmi tant d’autres à explorer. Ils ont une langue, et ils la baisent, agenouillés dans la flexion de l’humble, pas comme les patentés de la poéréalité putassière. Parmi les morts, j’admire Homère, Chrétien de Troyes, Villon, Rabelais, Shakespeare, Racine, Hugo, Andersen, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Barbey d’Aurévilly, Lewis Carroll, Huysmans, Hofmannsthal, Michaux, Artaud. Parmi les artistes, Camille Claudel et Rodin, Van Gogh et Matisse m’ont profondément émue, Tadeusz Kantor m’a initiée au vrai théâtre de la mort, Sankaï Juku m’a révélée le buto, la voix d’Alim Kasimov m’a laissée en miettes.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Un abonnement perpétuel à des séances de massage et puis une édition originale et complète de « La Vie Privée des Animaux » illustrée par Grandville (en bon état, svp).
Que défendez-vous ?
Je défends le droit à la liberté de mouvement et à la reconnaissance de la souffrance au travail. Je défends la cause animale, végétale, minérale et gazeuse. Je défends l’enseignement de la philosophie bien avant la terminale pour éradiquer l’obscurantisme et le consumérisme béat. Je me défends aussi contre toute forme de perversion narcissique ou de violence.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je trouve cette sentence inepte, comme beaucoup d’aphorismes dictatoriaux et cyniques. Lacan n’aimait guère l’humanité. L’amour est une histoire personnelle que l’institution a compliquée et que la violence croissante sociale, économique et politique pervertit. Sans cela, l’amour est à la croisée de deux miroirs. Attention aux sept ans de malheur !
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Un habile pied de nez !
Quelle question ai-je oublié de vous poser ?
Vous avez oublié de me demander si je crois aux fées. Elles sont plus crédibles que Dieu. NID D’YEUX NI M’ÊTRE
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret pour lelitteraire.com, le 27 septembre 2017.
Tristan Felix, on t’aime !