Il faut imaginer Valéry, en sa folie du sage, assis sur un banc mouillé près d’un kiosque ou déjà assis devant sa table de travail, osant s’adresser à Mallarmé eu égard à l’étonnement et l’extase de ses textes. Tout feu, tout flamme Valéry écrit : « Un jeune homme perdu au fond de la province, à qui de rares fragments, par hasard découverts en des revues, ont permis de deviner et d’aimer la splendeur secrète de vos œuvres, ose se présenter à vous. Il croit que l’art ne peut plus qu’être une étroite Cité où règne la Beauté solitaire. Il désire se joindre, avec son rêve personnel, aux quelques amants de la chasteté esthétique.» Bref, le futur auteur se situe déjà dans le clan des élus ou des happy few.
Cette première lettre de Valéry date d’octobre 1890. La seconde d’avril 1891. Elle prouve l’imprégnation symboliste du jeune poème qui défend une doctrine du symbole et de la poétique musicale chère au mouvement. Valéry voit déjà la poésie comme « une explication du Monde délicate et belle, contenue dans une musique singulière et continuelle ». Il en fait état à celui qui le premier sort la poésie « du pesant secours des banales philosophies, et des fausses tendresses ». Mallarmé répondra à cette lettre le 5 mai : « Oui, mon cher poète, il faut, pour concevoir la littérature, et qu’elle ait une raison, aboutir à cette “haute symphonie ” que nul ne fera peut-être ; mais elle a hanté même les plus inconscients et ses traits principaux marquent, vulgaires ou subtils, toute œuvre écrite. »
Dans ses lettres, le maître évite tout bavardage. Il préfère l’orgue de la phrase en « repons » de la musique dont parle Valéry. Tout en délicatesse et urbanité, ne cherchant pas à défendre ou à renier son originalité, il répond avec l’inflexibilité d’un moine même s’il ne l’était pas et préférait les manifestes poétiques et les banquets littéraires. Mais chaque lettre devient un signe envoyé au maître qui contraria l’immobilisation syntaxique en usant au besoin d’une lexicographie mirobolante dont la qualité majeure tient au fait qu’elle n’est jamais gratuite.
Valéry a compris combien l’auteur du Coup de dés perce le monde en décerclant l’écriture dans une langue qui déserte la cendre des gloses. Sans abus de vocabulaire, les deux auteurs approchent le concept d’absolu et une véritable ivresse de l’infini dans la mesure où, par leurs travaux, ils furent à la recherche d’un ailleurs en des travaux non seulement d’engagement total mais d’extrême rigueur. Manière aussi de dégager Valéry des glacis, des jeux délicats de reflets et de moires, des harmonies subtiles, bref de la coquetterie dans laquelle certains critiques ont voulu le bloquer.
jean-paul gavard-perret
Stéphane Mallarmé et Paul Valéry, Autour de moi et la main — Correspondance Stéphane Mallarmé / Paul Valéry, Préface de Michel Jarrety & Bertrand Marchal, Fata Morgana, Fontfroide le haut, 2017, 80 p.