Jaccottet héritier de Rousseau
La poétique de Jaccottet se situe dans une expérience visuelle qui va elle-même trouver son accomplissement à Grignan. Le « cahier de verdure » du lieu est bien différent du bassin lémanique. Néanmoins, fidèle à Rousseau et ses déplacements, Jaccottet trouve en Haute Provence une dialectique de la présence et de l’absence, du visible et de sa doublure d’invisible.
Valentine Meydit-Giannoni le montre par la métamorphose d’un travail universitaire (dans la suite des travaux de Merleau-Ponty, Gilbert Durand, Ricoeur entre autres) en un hommage et une ouverture. L’œuvre de Jaccottet (avec celle de Bonnefoy) reste un en effet un des musts des études universitaires sur la poésie du temps. Mais la jeune chercheuse illustre de manière impressive comment chez le premier la Drôme est devenue son « lieu d’une habitation poétique du monde et de la langue » (sous-titre de son livre).
Dans des temps de doute, l’œuvre change le vide en plein. Jaccottet rend sensible l’évidence paysagère par ses souvenirs du présent. A travers les mots, le poète dédouble en permanence la perception. Ce qui s’éboule ou s’assèche, Jaccottet le relève selon divers plans où la poésie — lorsqu’elle sort des Carnets - voit le « je » disparaître au profit de mots « démangeurs ». Ils décapent les apparences afin que tout fermente, dérange l’ordre du monde en un parti pris des choses bien différent de celui d’un Ponge.
L’intervention poétique crée un dispositif de transport d’images optiques où aux champs de neige font place alignements d’oliviers et champs de lavande. Preuve, comme le souligne la jeune auteure, que la poésie « paysagère » reste autant mouvement du temps. Les textes du Vaudois prolongent les cycles dans des jeux de réminiscences. En jaillit une reconnaissance attentive et inédite de la Haute Provence. Elle est entraînée dans une suite de métamorphoses et d’impressions à la fois inhérentes aux lieux mais tout autant détachées de leur contexte.
Le cumul des affects provoqués par la perception réintègre la vie dans un circuit qui se moque de la perte d’énergie que la vieillesse apporte. Le poète invente une suspension du monde objectif au sein d’une saisie physique dont les mots deviennent les interfaces de singularité. Elles ramènent à la rétine des images inédites qui rendent présent jusqu’à une certaine absence.
Le jeu apparemment libre de l’imaginaire ne peut néanmoins exister sans le cadastre drômois dont l’auteur saisit l’essence tout en ne le privant jamais de sa vie à laquelle tant d’autres poètes oublient de faire une place dans ce qui, en elle, se dérobe et qu’ils laissent échapper. La Haute Provence devient « l’immobile foyer de tout mouvement » qui permet au poète de se remettre an chemin. Preuve qu’entre lui et Rousseau, et au-delà des époques, existent l’immédiateté et la persistance d’une parole de la nature. Les deux en retiennent comme l’écrit Jaccottet l’insistance « toujours aussi vive et décisive, comme une découverte chaque fois surprenante » capable de lutter contre l’angoisse inhérente à l’humain.
jean-paul gavard-perret
Valentine Meydit-Giannoni, « Grignan / Le paysage chez Philippe Jaccottet comme cahier de verdure », Editions Marie Delarbre, coll. Théories, Grignan 2016.