suite de la partie 1
La déshumanisation de l’être révolté l’éloigne des structures socio-politiques habituellement prévalantes…
L’animalisation ou la déshumanisation croissantes :
le cercle vicié de toute métamorphose
À la suite de la métamorphose opérée à son corps défendant, Gregor expérimente des sensations inconnues, qui lui paraissent ne pas correspondre au monde extérieur et relever du rêve. Mais les cris de sa famille puis du gérant qui l’emploie le ramènent bientôt à l’effarante réalité : il n’est plus rien d’humain en apparence. Progressivement, sa voix, ses besoins alimentaires, sa vue se transforment. Il laisse derrière lui des traînées qui ressemblent à de la glu et ne supporte plus tout ce qu’il appréciait naguère. Sa famille, en particulier sa soeur Grete qu’il aime tant, pour laquelle il s’est sacrifié depuis toujours, le voue aux gémonies, le considérant comme un détritus dans la vaste “poubelle” ou “caverne” qu’est devenue sa chambre, désormais déshumanisée à l’image de son occupant. Ce “bric-à-brac” indicible que ne déparent guère la boîte de cendres et la boîte à ordures provenant de la cuisine (p. 62) est le signe que la transformation du héros malheureux s’accompagne aussi d’une métamorphose topologique : la transformation ne mène donc qu’à la mort (sociale pour commencer, physique par la suite) de celui qui en est victime.
Ainsi les cochons qui monopolisent le pouvoir dans la Ferme finissent-ils par mourir à leur apparence pour se transmuer en humains, la folie de leur nouveau rôle de gestionnaires les amenant pendant leur sujétion à épouser les traits de ceux dont ils ont érigé, inconsciemment ou non, en idéal les moeurs. La dialectique hégelienne “du maître et de l’esclave” inhérente à toute relation de pouvoir entre gouvernant et gouverné aboutit ici à une transformation non seulement de la nature extérieure — que modifient les porcs grâce au travail forcé de leurs congénères — mais aussi de la nature propre de chacun. Tendant vers une humanisation inexorable qui n’est que l’envers symétrique d’une désanimalisation sciemment entretenue, les cochons sont devenus cela même qui justifiait jadis la première révolte des autres animaux contre Jones : la figure d’un pouvoir autoritaire et injuste figeant tout essor vers la liberté sous une chape de plomb. La révolte qui vise l’avenir ne s’identifie-t-elle pas ce faisant au sens péjoratif de la révolution définie comme simple (c’est-à-dire inutile) “retour au même” ?
La tragédie de l’ultime métamorphose selon Orwell revient alors à nous montrer comment, pour qui détient le pouvoir politique, l’identité de cochon et d’homme est permutable (ce qui tend à prouver que toute révolte achoppe en définitive sur le démagogue qui l’oriente et la détourne dans son intérêt tel le “frelon” critiqué par Platon au livre VIII de la République). L’évolution de Napoléon et de sa clique est effectivement irréversible : ils ont trop goûté aux multiples envoûtements de l’humanité pour être seulement à même de s’en déprendre. Aussi Douce voit-elle horrifiée un beau soir d’été un cochon qui marchait sur ses pattes de derrière (p. 142). Mutation qui n’est pas que physique mais que l’on qualifiera également de psychique ou de spirituelle — aussi restreinte que paraisse cette forme d’esprit au premier abord. Non content d’être devenu un homme dominant les animaux par sa stature verticale, Napoléon a aussi appris à se munir d’un nouveau sceptre irrémissible : Il tenait un fouet dans sa patte. Ce fut un silence de mort. (p. 142).
Ainsi au redressement vertical correspond symétriquement une faculté de préhensilité que ne dénierait pas Focillon dans son Eloge de la Main, et qui permet au cochon de martyriser allégrement les pauvres bêtes demeurant dorénavant par la force des choses sous sa coupe renforcée. Dès le lendemain, les cochons se mettent à écouter la radio, utilisent le téléphone et lisent les journaux. On voit Napoléon fumer une pipe pendant que d’autres cochons portent les anciens vêtements de Mr Jones. Les cochons qui ont souscrit aux exigences de la normalité ambiante reçoivent dès la semaine suivante la visite d’humains reconnaissant en eux leurs pairs. L’entente entre les animaux et les hommes qui se rencontrent pour la première fois est telle que, le soir venu, retentissent des chansons et des couplets à boire : triste conséquence de l’égalité tant recherchée, les hommes et les bêtes se confondent désormais dans le stupre et la luxure.
La déshumanisation de l’être révolté qui entre dans la sarabande méphitique de la métamorphose se poursuit donc continuellement, éloignant de plus en plus l’être qui la manifeste des structures socio-politiques habituellement prévalantes. D’abord amusée par cette métamorphose progressive qui ne manque pas de séduire tous les hommes et tous les animaux autour d’elle — mais y a-t-il là matière à distinction ? — l’héroïne de Truismes perçoit clairement que sa différence est de plus en plus gênante et contribue à rendre sa vie plus compliquée (p. 42). Certains des acquis qu’elle croyait éternels, telle la pratique de la nage (pp. 14, 62) s’évanouissent sans explication, la nature effaçant toute trace de culture et d’apprentissage antérieurs. Les bourrelets, les cris perçants et un appétit perturbé associés à une odeur de plus en plus exécrable l’éloignent du commerce des humains.
Assimilée à une chatte en chaleur ou à une vraie chienne (pp. 40, 41), alors que les hommes préfèreraient avoir affaire à une petite fille sage et docile, la jeune femme est victime d’une aliénation identique à celle qui renvoie Gregor Samsa dans les limbes de la monstruosité animale : Ça n’était plus une vie. Je ne pouvais jamais être au diapason de mon corps. (p. 47). Mais, impuissante à redevenir la femme serviable qu’elle était dans le passé, elle perd son travail et son fiancé. Lequel, sur le point de la quitter, pose fort explicitement qu’elle doit apprendre à vivre (p. 64). C’est-à-dire plutôt à re-vivre selon les normes standardisées que présuppose toute existence communautaire et au nom desquelles, pendant que Monsieur Samsa bat Gregor à coups de canne, Napoléon traque les comploteurs dans la Ferme.
Tout comme le héros kafkaïen, la jeune femme qui oscille constamment entre visage humain et faciès bestial est comparée pendant le réveillon organisé par Edgar à un monstre innommable : Qu’est-ce qu’on fait de ça, Monsieur Edgar ? demande la femme de ménage qui la contemple (p. 116), aussi stupéfaite que celle qui s’occupe du pauvre Gregor.
Le primat de l’économie sur l’éthique
Toute révolte qui est d’emblée éthique au sens où elle est censée améliorer les conditions concrètes d’existence de celui qui change de forme est malheureusement souvent écrasée par des considérations matérielles. Tout comme l’apparaître fige l’être, le poids des intérêts économiques reliés aux prérogatives dont jouissent les hommes au pouvoir intervient directement dans le processus de transformation de soi, battant résolument en brèche tout droit à la différence. Une sorte de musique à trois temps se joue ainsi : d’abord, l’être s’insurge, puis il se métamorphose (ou l’inverse) et ensuite son soulèvement est recyclé dans une logique qui lui est complètement étrangère. Niée par ceux qui profitent de sa force, la fin visée initialement par la révolte d’ordre métaphysique — pour autant qu’il s’agit bien d’aller au-delà de ce qui est donné dans la nature en général — est donc pervertie, voire subornée par la puissance du fait politique.
La destitution dont est victime Gregor stigmatise en ce sens une liberté rejetée au nom de la prégnance des intérêts financiers, des luttes de classes qui sont partie intégrante d’un processus identitaire social. La Métamorphose peut politiquement s’interpréter comme la mise en scène de l’aliénation économique et sociale d’une famille petite-bourgeoise : la transformation de Gregor s’entendant comme le symptôme de sa révolte individuelle contre une telle existence ne peut qu’échouer puisqu’elle le conduit à être littéralement mis au placard de l’Histoire. À séjourner pour un temps dans la pire des poubelles de “la société de consommation” : celle de la furie totalitaire qui fait d’un homme moins qu’un objet.
N’étant plus à même de travailler comme un damné pour son patron, ne pouvant plus subvenir au paiement du loyer et aux besoins de sa famille comme il l’a fait pendant si longtemps, Gregor — qui s’excepte de toute lignée généalogique reconnue — n’est plus rien. Pire encore : la vague cotonneuse d’oubli qui l’emporte fait en sorte qu’il n’ait jamais été “quelqu’un”. S’affirmer comme “individu” revient tellement à nier l’histoire collective, le mouvement global d’une société futile vouée à l’instinct grégaire que la communauté ne peut le tolérer.
N’étant plus un individuum formant par définition une unité distincte dans une espèce générique (nul ne sait exactement à quel insecte il pourrait être assimilé), Gregor est en quelque sorte devenu “double” par le maléfice de sa métamorphose : en lui se côtoient étrangement deux êtres, d’une part le membre de la société civile, le représentant de commerce éternellement itinérant et, d’autre part, ce monstre protéiforme qui ne ressemble en rien au parfait citoyen, à l’essence de l’humanité qu’il incarnait la veille encore. Immonde “quelque chose” et non personne morale, Gregor n’existe plus. Le fait qu’il ait pu, à son insu, se dupliquer en son Autre, s’auto-aliéner en quelque sorte, réduit à zéro le parcours social qu’il a mené jusqu’à présent. Dans une logique totalitaire captieuse qui juge les rêves et les pensées intimes aussi dangereuses que les rebellions ouvertes, il devient par excellence coupable de ce dont il ne saurait être responsable.
Comme le verrat Napoléon le met lui-même en scène avec force effets de manche qui le disputent au génocide, le système politique qui succède à la révolte est tel qu’il lui faut expurger son lot de comploteurs et d’espions de toutes sortes. Car c’est de sa capacité à réagir contre les forces d’opposition visant à le déstabiliser que le régime policier tire une force accrue et un moyen de dissuasion sans égal pour éviter toute sédition future. Le douloureux et identique constat du primat de l’économique sur l’éthique inspire dès le départ la réaction de Sage l’Ancien (premier cochon à se révolter contre Jones) : l’homme s’ingénie de par son intelligence technicienne à exploiter les animaux en monopolisant le produit de leurs efforts. En effet, seule créature qui consomme sans produire, l’homme n’en est pas moins suzerain de tous les animaux. (p. 12).
Or, d’où lui vient une telle puissance, sinon de ceux qu’il tyrannise et qui, plus ou moins involontairement, la lui donnent ? Se dégage ainsi le portrait avant la lettre des “prolétaires” au sens strict du mot. En latin, proles désigne la “lignée”, ou la “descendance”, plus précisément la portée du cochon, autrement dit, la seule force physique sur laquelle doit compter le travailleur pour subvenir à ses besoins, en opposition à la richesse ou aux qualifications du patron détenteur des moyens de production qui les exploite. Force physique de celui qui n’a que sa peau pour tout bien (p. 12) contre force capitaliste de celui qui gère à son compte “le surplus”, réalisant au passage ce que Marx nomme une “plus-value”. La révolte n’a alors de sens qu’à exhiber les fondements ignobles de cette relation oppressive qui fait qu’ à la fin, aucun animal n’échappe au couteau infâme ! (p. 13).
La révolte éthique au nom de la liberté et du respect des droits de chacun ne met jamais au monde, à partir de ses flancs, que le pire des bâtards qui soit : le rejeton du capitalisme et de l’intérêt entendu intervenant en politique comme une girouette exposée à la variabilité des vents. Napoléon en retire, sans vergogne aucune, l’enseignement principal qui pointe les limites de la révolte dans toute métamorphose. À savoir la fusion instaurée par le pouvoir entre l’éthique et l’économique qui réduit le premier à n’être que le faire-valoir du second : ne promouvant rien de “subversif” ou de “révolutionnaire”, les bêtes de Jones n’ont pas agi selon Napoléon pour fomenter la rébellion parmi les animaux des fermes avoisinantes (p. 149). L’entreprise coopérative qu’est la Ferme gérée par la communauté des cochons a su au contraire abolir d’anciennes habitudes liées à la recherche d’une liberté mythique dont chacun comprend bien désormais qu’elle n’est qu’un mirage inutile dans le désert de la productivité.
Le communisme vétuste établi pour favoriser lentement cette “société du spectacle” qu’est devenue la Ferme est lui-même naturellement proscrit, au même titre que la fausse camaraderie cachant sous les voiles d’une ressemblance de fratrie une radicale distinction entre les différentes espèces animales placées sous la férule de Napoléon. La révolte a été fondamentalement inutile : tout au plus montre-t-elle que l’interrogation existentielle dont elle procède reste toujours prisonnière de la sphère économique.
Dans une perspective semblable, le film de Chris Noonan, Babe ou le cochon devenu berger (1995) montre clairement comment un goret qui se prend pour un grand porc blanc doit lui aussi utiliser son intelligence pour comprendre les lois en vigueur dans la ferme et éviter de finir dans l’assiette de son propriétaire. Se révoltant à sa manière contre un ordre injuste des choses qui le condamne à périr sous le premier couteau venu, Babe choisit de se métamorphoser en… chien de berger. En cultivant ce savoir-faire, il réalise cet effort considérable d’arrachement au fait biologique et à la détermination dont ne sauront pas se désengluer pour leur plus grand malheur, les bêtes de la Ferme du Manoir.
Tout comme le monde où meurt lentement Gregor et le microcosme de la Ferme, la société de l’an 2000 de Truismes ressemble par bien des côtés à une utopie négative : les moeurs humaines sont fort dépravées, le travail aliénant. Bafoués, les droits des individus, passés au napalm les asiles avant que n’éclosent les guerres et les famines. Ici-bas, plus rien de rose… sinon certaine truie. Rejetée par une mère peu soucieuse de son enfant l’héroïne travaille très tôt en échange d’incessants “services” à forte connotation sexuelle. Le rôle négatif joué par la nécessité d’un travail favorisant la “reconnaissance sociale” est ici manifeste. C’est parce qu’elle subit les assauts sexuels des clients que la métamorphose commence d’opérer peu à peu, comme si le fardeau d’une inscription dans l’économique la phagocytait de l’intérieur telle une métastase bestiale.
La métamorphose qui nie son identité de même que toute reconnaissance sociale est la conséquence de la participation de la jeune femme “saine” à une vie sociale et professionnelle qui ne peut que la corrompre et néantiser : Le travail m’avait corrompue. (p. 41). S’opposant de facto à la vision machiste d’une société à l’éthique décatie, la truie parasite (p. 49) littéralement les structures politiques en place en revendiquant son plaisir par-delà une sexualité bête et méchante.
Que l’on prenne par conséquent la figure de Gregor incapable de travailler comme à l’accoutumée, le cas de la jeune femme corrompue par son travail ou celui des animaux soumis aux cadences infernales de production sous le sifflet de Brille-Babil, le seul problème qui se pose est celui, comme l’affirme le fermier Pilkington à Napoléon, de la main d’oeuvre (p. 147) et non d’une reconsidération éthique des droits de chacun. Le problème politique premier est ramené à un seul problème d’ordre économique. Balayées comme autant de miasmes, les métamorphoses sont à redouter car elles empêchent, parfois radicalement, l’individu de faire le jeu des apparences sociales.
La révolte échoue au fond parce qu’elle n’est pas assez profonde. Si les animaux comprenaient que la révolte ne peut pas être qu’économique, ce qui constitue un pis-aller, ils iraient jusqu’au bout d’un projet qu’aucun théoricien du pouvoir ne pourrait détourner de son sens premier. Ils se battraient comme Gregor jusqu’à la mort. Mais qui ne porte pas à son terme la révolte qui gronde en lui — comme grogne la bête — ne vit plus.
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Livres convoqués dans cette seconde partie : - Franz Kafka, La Métamoprhose, Le livre de poche, 1989 |
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