Petit bestiaire de la métamorphose comme figure de la révolte (3)

Troi­sième et der­nier volet de cette ana­lyse de la méta­mor­phose comme figure de la rébellion

Un effa­ce­ment du réel

La révolte est alors à mi-chemin entre culture et bar­ba­rie. Par le biais de la méta­mor­phose, elle double et infi­ni­tise en effet une indi­vi­dua­lité qu’elle détruit cor­ré­la­ti­ve­ment. Ren­dant doré­na­vant fac­tice et fici­tif l’être réel, elle contri­bue à son effa­ce­ment pos­sible sur l’ardoise des coha­bi­ta­tions sociales. Purge rouge sous les direc­tives de Napo­léon, dis­pa­ri­tion civile puis totale de Gre­gor en fonc­tion de l’insouciance géné­ra­li­sée des citoyens, l’injuste corol­laire de la méta­mor­phose relève d’une ana­mor­phose de la néan­ti­sa­tion.
Les traces vis­queuses bio­dé­gra­dables que laisse der­rière lui l’insecte rem­placent et abo­lissent la seule trace authen­tique de son exis­tence : la bio­gra­phie mini­ma­liste d’une vie attes­tée par des pho­tos sur un mur ou encore les meubles fami­liers d’une chambre :
Avait-il réel­le­ment envie de lais­ser méta­mor­pho­ser cette pièce confor­table (…) en une caverne, triste lieu de l’oubli total de son passé humain ? (p. 45).
La méta­mor­phose contri­bue de fait à amoin­drir la dif­fé­rence entre vérité et men­songe. En éra­di­quant l’histoire per­son­nelle, elle porte atteinte par la même occa­sion à l’Histoire, où les faits objec­tifs se plient désor­mais au chaos orga­nisé. La seule cohé­rence à laquelle adhèrent ces pro­ta­go­nistes de la méta­mor­phose res­sor­tit moins à la vérité-adéquation qu’à la révi­sion et à la ver­sa­ti­lité idéo­lo­giques. Plus qu’à un seul chan­ge­ment mor­pho­lo­gique, la révolte ouvre la porte dans les trois oeuvres étu­diées à un tota­li­ta­risme feu­tré qui n’a de cesse que de ratu­rer sem­pi­ter­nel­le­ment le passé.

En témoignent les manoeuvres répé­tées de Napo­léon et Brille-Babil pour modi­fier les lois fon­da­men­tales de “l’Animalisme” éri­gées d’antan par Sage l’Ancien (cf pp. 30, 72, 138). Les vic­times de la méta­mor­phose s’abîment dès lors dans l’irréalité de leur condi­tion que rythme l’incessante épu­ra­tion des exis­tences sin­gu­lières. En vertu de l’effacement du réel qu’elle induit, la méta­mor­phose de l’homme en hideux can­cre­lat, de la jeune femme en truie répu­gnante ou des porcs en humains avides ne peut que géné­rer muta­tis mutan­dis la “bana­lité du mal”. L’être dont la nature se trouve radi­ca­le­ment modi­fiée évo­lue en effet dans un monde qui le dépos­sède de sa mémoire : sa propre mort elle-même lui échappe puisque le passé n’existe plus en tant que tel.
Dans les condi­tions éprou­vantes de la chambre-poubelle de Samsa, de la société concen­tra­tion­naire de Truismes et d’Orwell, le témoi­gnage de ce que fut Gre­gor, de la perte de sou­ve­nirs de la truie ou des per­ver­sions que Brille-Babil fait subir aux sept com­man­de­ments de la Ferme, ce témoi­gnage s’avère lit­té­ra­le­ment impos­sible. N’est-ce pas là le “meurtre tota­li­taire”, défini par Han­nah Arendt dans Le sys­tème tota­li­taire (Seuil, 1972, pp. 169, 191) comme le fait de gom­mer de la mémoire humaine la trace de l’existence des pri­son­niers des camps de concen­tra­tion :
Le meur­trier ordi­naire laisse un cadavre der­rière lui et, même s’il essaie d’effacer les traces de sa propre iden­tité, il n’a pas le pou­voir d’extirper celle de sa vic­time de la mémoire du monde sur­vi­vant (…) Les camps de concen­tra­tion rendent la mort elle-même ano­nyme. Ils n’accordent pas même aux morts le droit au sou­ve­nir.(…) La mort ne fait qu’entériner le fait qu’ils n’avaient jamais vrai­ment existé.

La révolte et la méta­mor­phose appa­raissent irré­duc­ti­ble­ment comme des forces néan­ti­santes pour une auto­rité nihi­liste elle-même. Mais “être tourné contre” peut aussi se révé­ler un acte créa­teur. À quoi pour­rait bien ser­vir une révolte qui ne soit pas construc­trice ? Si la révolte, c’est le néant, et la méta­mor­phose, la mort, où trou­ver la force créa­trice de la vie alors ?

La posi­ti­vité insoup­çon­née de la révolte

Il faut donc que la révolte entraî­nant toute méta­mor­phose soit au moins créa­trice de sens, faute de quoi se révol­ter serait une for­mu­la­tion creuse. Mais ce chan­ge­ment d’identité qui affecte son exis­tence d’un coef­fi­cient zéro, Gre­gor en est-il res­pon­sable ? Appa­rem­ment, non puisqu’il sur­vient à son corps défen­dant. En un cer­tain sens, ce n’est pas de sa faute s’il est devenu ce qu’il est : une ver­mine qui s’excepte de la rou­tine de la vie humaine. Mais cette méta­mor­phose, si elle n’est pas sou­hai­tée consciem­ment au départ, appa­raît cepen­dant par­fois à Gre­gor comme sou­hai­table.
Si Gre­gor perd peu à peu toutes ses facul­tés humaines (mais pas toutes, ce qui empêche qu’on lui fasse quit­ter la mai­son fami­liale dans un panier), il en reçoit tou­te­fois des com­pen­sa­tions : moments de joie intense, de désir enfin débridé où, s’opposant à la grande roue morte des habi­tudes qui plie l’homme sous le far­deau d’un temps de tra­vail exor­bi­tant et d’une exis­tence sté­réo­ty­pée, il jouit de plai­sirs nou­veaux en se pen­dant au pla­fond : Il aimait par­ti­cu­liè­re­ment être en sus­pen­sion là-haut (p. 43).

Outre une recon­nais­sance éthique, le but de la révolte ren­voie au plai­sir, à l’amour ou à la jouis­sance esthé­tique comme libre­ment consen­tis. En effet, si le sou­lè­ve­ment n’est orienté par aucune fina­lité, l’individu qui se trans­forme se perd lui-même. C’est d’ailleurs parce qu’il ne peut pré­ser­ver devant autrui le bon­heur de sa nou­velle exis­tence que l’insecte doit mou­rir. Mais en atten­dant, la volonté de vivre au jour le jour l’emporte ici sur le choix d’une révolte poli­tique. C’est par une “éthique du plai­sir” cor­ré­la­tive de l’oubli de l’humanité qui la pro­duit que Gre­gor par­vient à être heu­reux. La révolte inté­rieure qu’accompagne la méta­mor­phose inau­gure, curieu­se­ment, un nou­vel espace de liberté inouïe : par elle, Gre­gor peut se lais­ser aller à ce qu’il n’aurait jamais accom­pli au préa­lable. Bien-être inéga­lable que celui de pou­voir se col­ler aux murs et d’adopter un autre point de vue — même limité par sa myo­pie nou­velle — sur les choses et les êtres.
Tout le pro­blème est que Samsa n’est pas que cet ani­mal mons­trueux auquel sa famille veut déjà, par com­mo­dité, le can­ton­ner, l’enterrant déjà en quelque sorte. Il a encore toute sa conscience. Ce qui explique que, suite à la “révo­lu­tion” de son appa­rence, il éclate dans une ter­rible révolte lorsque sa mère et sa soeur entre­prennent de démé­na­ger ses affaires, vidant sa chambre d’homme en le vidant consub­stan­tiel­le­ment de son essence d’être humain :
Les allées et venues de ces femmes (…) lui fai­saient l’impression d’un grand vacarme et (…) il était obligé de se dire qu’il ne pour­rait pas sup­por­ter tout cela long­temps. (p. 47).
Perte de repères iden­ti­taires fatale à l’insecte, mis au rebut comme une bête infâme, tra­qué par son père et vili­pendé par sa soeur ainsi que la femme de ménage.

Devant par la suite, et consé­quem­ment à cela, vivre dans une quasi-porcherie, Gre­gor ne ressemble-t-il pas au petit cochon pré­senté comme une ver­sion hédo­niste du déta­che­ment stoï­cien par Pyr­rhon (in Dio­gène Laërce, Vie et pen­sée des hommes illustres, II, 68) et qui, au sein de la tem­pête, pen­dant que le navire menace de som­brer et que l’équipage panique, mange serei­ne­ment sa pâtée sans s’inquiéter de ce qui se passe autour de lui ? Plus féconde que l’aliénation pre­mière de sa chair qui le dis­tingue doré­na­vant de feu ses “sem­blables”, la révolte per­met en tout cas à Gre­gor de décou­vrir la vérité de son être en lui fai­sant connaître la dimen­sion du plai­sir.
Licence d’autant plus appré­ciable que par défi­ni­tion elle ne sau­rait durer. C’est donc en se chan­geant en ani­mal que le fils modèle réa­lise ce qu’il a de plus humain, de plus spi­ri­tuel en lui en béné­fi­ciant d’un état de dis­trac­tion presque heu­reuse (p. 43) : par sa révolte contre sa famille, il accède à un recen­tre­ment sur soi, autre­ment dit pour une fois à une liberté fon­da­men­tale, que ne per­met pas l’urgence de la vie sociale, qui cloue au pilori celui qui rêve d’habiter la terre en poète. C’est que, si la liberté n’est que ratio­na­lité, elle ne rend pas heu­reux : alors, entre être libre ou être heu­reux, on choi­sit la morale du pour­ceau, l’utilitarisme avant la lettre.

Comme l’homme ne passe pas sa vie à envier le bon­heur des bêtes, le seul recours de l’être qui renie cette ratio­na­lité exces­sive reste la méta­mor­phose ani­male, une fois admis que la parole est impuis­sante à expri­mer la révolte. La trans­mu­ta­tion de l’homme en ani­mal, être dépourvu de logos, de la faculté de dire, devient alors par elle seule signi­fiante. L’écot à ver­ser à l’(in)humaine tribu est cepen­dant fort élevé, convenons-en, mais tel est bien le pré­cieux et per­ni­cieux ensei­gne­ment de Kafka : pour renaître à soi, il faut en pre­mier lieu accep­ter de mou­rir en tant qu’homme. C’est-à-dire endos­ser le “sac de peau” qui carac­té­rise le monstre tapi dans nos entrailles et repré­sen­tant la ten­sion du désir en l’homme évo­qué au livre IX de la Répu­blique pla­to­ni­cienne.
La révolte n’est donc pas issue de la seule com­pu­ta­tion ration­nelle mais pro­cède aussi du jeu de pas­sions élé­men­taires. La pierre de touche du pas­sage par la mons­truo­sité per­met d’affirmer l’authenticité du rap­port éthique à l’humanité. À bou­le­ver­se­ment iden­ti­taire égal, la jeune femme de Truismes n’est pas elle non plus irré­mé­dia­ble­ment broyée par l’engrenage de la méta­mor­phose — dont il faut dire, sorte de per­fec­ti­bi­lité inver­sée, qu’elle n’est jamais ache­vée. Comme Gre­gor, elle en retire subrep­ti­ce­ment un sen­ti­ment de bon­heur nou­veau, que ses anciennes fonc­tions à la par­fu­me­rie ne lui avaient jamais octroyé.
Elle apprend à goû­ter avec jouis­sance de la soli­tude qu’est sa condi­tion bes­tiale, moment où elle peut rêver avec les autres ani­maux et se sen­tir para­doxa­le­ment plei­ne­ment exis­ter en tant qu’animal au lieu d’avoir l’illusion de sur­vivre comme consom­ma­trice :Je rêvais de fou­gères et de terre humide ; il n’y avait plus rien qui me rete­nait dans la ville avec les gens (p. 85). Fina­le­ment, deve­nue pour le coup moins bête qu’elle n’est, la truie com­prend que le pas­sage par le tra­vail n’a pas accou­ché des béné­fices atten­dus — elle décide d’ailleurs de ne plus se rendre chez son employeur une fois la méta­mor­phose en truie irré­ver­sible à ses yeux (cf. p. 72). Sen­tant que sa révolte contre les désirs des clients était inutile, elle sait pour l’heure ne pas dis­po­ser de la puis­sance suf­fi­sante pour déter­mi­ner seule le sens de sa vie.

La confron­ta­tion à la spi­rale épu­ra­toire évo­quée par Perec dans W ou le sou­ve­nir d’enfance lui per­met seule­ment de reti­rer de sa déna­tu­ra­tion une “petite phi­lo­so­phie” : Je sais aujourd’hui que la nature est pleine de contraires, que tout s’accouple sans cesse dans le monde (p. 55) ; c’est la ratio­na­lité qui perd les hommes, c’est moi qui vous le dit (p. 134). La révolte est avant tout exis­ten­tielle parce que l’individu sup­porte mal sa condi­tion d’être réflé­chi, qui le coupe de lui-même : désor­mais, il n’est à la fois ni en lui, ni en l’autre. Cette concep­tion qui s’oppose à la repré­sen­ta­tion clas­sique de l’homme comme “roi des ani­maux” grâce à sa ratio­na­lité explique qu’il ne dis­pose plus pour s’affirmer que du plai­sir esthé­tique, comme l’abandon à la musique.
Aban­don­nant tout pro­jet de “réin­ser­tion” (p. 80) en société, la truie tombe amou­reuse d’Yvan, un homme qui se mue lui-même fré­quem­ment en loup et avec lequel elle connaît enfin le bon­heur. Il lui explique alors que la méta­mor­phose est sans doute plus com­mune qu’elle ne le pense. Chaque homme est à mi-chemin entre l’ange et la bête, et l’oscillation rai­son humaine/instinct ani­mal peut même, avec un peu d’application, être un tant soit peu contrô­lée par la volonté :
Un jour on était comme tout le monde, le len­de­main on se retrou­vait à braire ou à rugir, selon, mais (…) à force de volonté on pou­vait se main­te­nir (p. 123).
Tous deux se pré­lassent à l’envi dans le “bon­heur des bêtes”.

Recher­chés mal­gré tout par les humains à cause de leur incom­men­su­rable dif­fé­rence, Yvan meurt bien­tôt, mais la jeune femme qui a choisi de mener une vie de truie jouit désor­mais du luxe de sélec­tion­ner à son gré tan­tôt l’une, tan­tôt l’autre des branches de l’alternative “animal/être humain” qui la trau­ma­ti­sait aupa­ra­vant. Si elle reste une truie pour le plai­sir de s’esbaudir en com­pa­gnie des mar­cas­sins dans sa bauge, elle se dédouble spi­ri­tuel­le­ment en être humain dès qu’elle se met à réflé­chir à son exis­tence et à tenir son jour­nal intime, revanche inat­ten­due de la culture sur la nature.
À la dif­fé­rence de la dou­blure qui devient une usur­pa­tion fatale chez Gre­gor, la méta­mor­phose de la jeune femme-truie déve­loppe une esthé­tique de la dupli­ca­tion géné­ra­trice de bon­heur :
Je ne suis pas mécon­tente de mon sort. La nour­ri­ture est bonne, la clai­rière confor­table, les mar­cas­sins m’amusent. Je me laisse sou­vent aller (p. 158).
Poé­ti­que­ment reliés à ces dif­fé­rents “modes d’êtres” incon­tes­tables (p. 129) que sont l’animalité et l’humanité en elle, les mots étouf­fés de la révolte ten­dus vers sa “cam­brure d’humain” (p. 158) l’emportent dès lors en sour­dine sur les cris de bêtes éter­nel­le­ment tra­quées par l’homme.

Dans tous les cas évo­qués ici, la révolte ne sau­rait être pas­sive, ce qui ne signi­fie pas pour autant qu’elle soit tou­jours volon­tai­re­ment choi­sie. Elle reste au demeu­rant la der­nière des armures de ceux qui refusent plus avant de col­ler à la réa­lité qu’on leur pro­pose, ceux qui ne veulent plus vivre par pro­cu­ra­tion. Mais sa puis­sance est de faible por­tée et se can­tonne le plus sou­vent à l’anecdotique et au folk­lo­rique. Elle n’est alors qu’un der­nier acte de résis­tance qui fait rire… jaune, avant que la vraie ter­reur ne s’instaure. Tou­jours est-il au moins, ce qui ne rend pas son “tra­vail du néga­tif” inutile, qu’en tant que modi­fi­ca­tion mor­pho­lo­gique et psy­cho­lo­gique réus­sies — le tout reste bien entendu de déter­mi­ner dans de tels contextes ce que réus­sir veut dire — elle rend la jeune femme de Truismes per­méable au bruit du monde et à la musi­ca­lité de tous les sens.
Fina­le­ment, la révolte n’a plus lieu d’être pour elle puisque ce contre quoi elle se dresse, le sexe et l’“effroi éco­no­mique”, les rela­tions de pou­voir, n’est pas le monde vrai. Elle demeure inutile pour les ani­maux d’Orwell parce que la seule méta­mor­phose effec­tive sur laquelle elle débouche est celle des cochons révé­lant leur ado­ra­tion ido­lâtre envers l’autoritarisme et le mer­can­ti­lisme humains, trop humains. Pour Gre­gor éga­le­ment, se révol­ter n’est plus de mise puisque la mort le ravit au bal quo­ti­dien des êtres fan­toches et creux. Confronté au peu d’humain qui reste en lui, le coléo­pté­ri­forme ne peut que se vomir. La dou­leur de l’être réa­li­sant une telle révo­lu­tion sur soi est alors telle qu’aucune inven­tion sociale, aucune musique de sphères rela­tion­nelles ne peut en affa­dir l’amertume.

La musique de la révolte : une lita­nie du désespoir

En effet, alors qu’il rêve de pou­voir payer à Grete des cours de vio­lon au Conser­va­toire, la méta­mor­phose qu’il subit incite Gre­gor à ouvrir les yeux sur la réa­lité et la dou­lou­reuse insin­cé­rité de ses liens avec sa soeur et sa famille en géné­ral. L’interprétation méta­phy­sique de La Méta­mor­phose pose le périple de Samsa comme une recherche tour­née vers son Moi authen­tique. Effort radi­cal de retour à soi qui se conjugue avec les valeurs spi­ri­tuelles qu’incarne Gre­gor : le héros vise bien un absolu, un fond onto­lo­gique ultime, un idéal d’existence que seule la musique par­vient tant soit peu à sym­bo­li­ser, une fois les notes mélo­diques assi­mi­lées non pas à des perles don­nées à des cochons (mar­ga­ri­tas ante por­cos selon l’Évan­gile de Saint-Matthieu, VII, 6) mais à une sorte de nour­ri­ture céleste :
Était-il un ani­mal, alors que la musique le bou­le­ver­sait tant ? Il avait l’impression que s’ouvrait devant lui un che­min vers la nour­ri­ture incon­nue à laquelle il aspi­rait (p. 66).
Le charme de la musique et la grâce qu’elle évoque n’est res­senti par Gre­gor qu’au nom d’une faculté esthé­tique inhé­rente à une per­cep­tion ani­male (au sens propre, le grec ais­thê­sis désigne la faculté de sen­tir) et qui fait défaut aux hommes, sym­bo­li­sés ici par les trois loca­taires qu’ennuie fina­le­ment le vio­lon de Grete.

La “cochonne” de Truismes trouve elle-même la paix de l’âme dans ces moments de quié­tude que lui offre son séjour dans le square joux­tant la par­fu­me­rie où le chant des oiseaux pro­voque en elle une forte émo­tion, à part égale entre dou­leur et allé­gresse : “
Je regar­dais les oiseaux (…) leurs petits chants pathé­tiques me tiraient des larmes (p. 52).
La musique pro­duite par les ani­maux (pp. 71, 72) par­ti­cipe ainsi de la même vertu régé­né­ra­trice que la musique humaine déli­vrée par l’Aqualand lors de la ren­contre avec son pre­mier fiancé, Honoré (p. 14), ou par l’orchestre lors de la soi­rée pré­pa­ra­trice aux élec­tions d’Edgar (pp. 67, 70). C’est encore dans l’ambiance musi­cale de la Saint-Sylvestre orga­ni­sée par Edgar que la truie se sent trans­por­tée et heu­reuse, oubliant tous les sou­cis qui l’accablent (p. 110 sq.).
Par la fré­né­sie des chants et des danses, elle appré­cie à sa juste mesure, empor­tée loin des dis­tinc­tions sociales, la qua­lité fra­ter­nelle de l’ambiance de fête et des raouts de cette classe. (p. 70). La posi­ti­vité de la révolte est telle que l’association entre l’éthique et l’esthétique qui en découle ici éva­cue toute angoisse. Mais le bon­heur atta­ché à toute har­mo­nie musi­cale dont la sagesse des nations pré­tend qu’elle “adou­cit les moeurs” ren­force aussi la perte d’identité de l’individu au coeur de la révolte.

Le domaine bénin et acces­soire de la musique voit en effet sou­vent ses contours taillés par les ciseaux de Caton du chef tota­li­taire. Com­ment ne pas rap­pe­ler qu’au début de la pre­mière révolte ani­male dépeinte par Orwell, les humains ont tenté d’endiguer par tous les moyens les échos concer­nant la révolte des bêtes de Jones ? Ce qui n’empêche guère la rumeur de s’étendre, qui parle d’une ferme magni­fique, dont les humains avaient été éjec­tés et où les ani­maux se gou­ver­naient eux-mêmes (p. 46). Le res­pon­sable en est Bêtes d’Angleterre, le chant adopté par les sédi­tieux et se répan­dant telle une traî­née de poudre. L’expansion de l’hymne révo­lu­tion­naire est si grande que “tout ani­mal sur­pris à chan­ter Bêtes d’Angleterre se voyait sur-le-champ don­ner la bas­ton­nade (p. 46).
Or, la chan­son immé­mo­riale consa­crant la libé­ra­tion des ani­maux du joug humain et qui pro­met à tous un “âge d’or”, la liberté et la “déli­vrance pro­chaine” (pp. 17,18) est sinis­tre­ment rem­pla­cée quelques années plus tard dans la cour de la ferme, deve­nue gou­lag minia­ture, par un hymne plus pro­pice au culte du chef et au sta­kha­no­visme. Napo­léon ne récuse pas le chant ou la musique en soi mais, recon­nais­sant leur uti­lité intrin­sèque, choi­sit de les orien­ter vers une fina­lité davan­tage conforme à l’idéologie dont il est l’apologiste. N’étant plus rêve éva­nes­cent mais se heur­tant à une réa­lité trop tan­gible, toute la légi­ti­mité de l’ancien chant d’espoir s’est éva­po­rée. Le nou­vel air offi­ciel ne trans­met plus aucun idéa­lisme : c’est le chant désen­chanté de ceux pour qui les mots “socia­lité” et “convi­via­lité” ne signi­fient plus rien.

Pendant que les ani­maux souffrent de plus en plus dans la vie au quo­ti­dien, essuyant bri­made sur bri­made et que leurs rations dimi­nuent constam­ment alors que les cochons engraissent, cha­cun sup­porte donc l’insupportable, per­suadé qu’il vit “bien plus digne­ment qu’autrefois” (p. 123). Tour de force et de passe-passe obtenu éga­le­ment grâce à la musique : pour convaincre les ani­maux qu’ils sont plus libres qu’auparavant, Napo­léon orga­nise en effet des “Mani­fes­ta­tions Spon­ta­nées” au cours des­quelles, après de mul­tiples dis­cours, les ani­maux défilent au pas cadencé dans le domaine :
Ainsi grâce aux chants et défi­lés (…), ils pou­vaient oublier, un temps, qu’ils avaient le ventre creux. (pp. 124–125).
Si l’insecte et la truie conservent leurs rêves tout en per­dant la révolte qui se jouait contre l’ordre et les prin­cipes humains, les espoirs des divers ani­maux de la Ferme, inter­dits pour leur part, demeurent étroi­te­ment confi­nés au rang de den­rées dan­ge­reuses pour l’État. Ne rappellent-ils pas un temps passé, une ins­crip­tion dans l’Histoire qui n’est pas du goût d’un Napo­léon sou­hai­tant que chaque bête s’immerge dans l’histoire de la Ferme qu’il est en train d’écrire avec le sang de tous ? Chez Kafka, l’intervention de la mélo­die musi­cale pré­ci­pite Gregor-la-vermine dans sa chute onto­lo­gique. Dans Truismes, la musique inno­cente de l’âme se révèle inca­pable d’assurer une pro­tec­tion effi­cace contre le bruit et la fureur d’un monde humain en per­di­tion. Per­di­tion irré­fra­gable et chute inévi­table dont Orwell semble consi­dé­rer qu’elles sont le lot com­mun des indi­vi­dus aban­don­nant toute vigi­lance pour s’en remettre aux pattes, cro­chues ou non, c’est selon, des monstres qui se dis­si­mulent sous l’enveloppe d’hommes avides de pou­voir. Le glas d’une liberté emblé­ma­tique a sonné.

En vertu de cet ensei­gne­ment hérité des révol­tés de tous bords, ce serait alors pour contre­car­rer la poten­tia­lité révo­lu­tion­naire des cris ani­maux et de leurs chants agres­sifs que les hommes ont entre­pris, depuis, de les trans­for­mer exclu­si­ve­ment en source mélo­dique, esthé­tique et pas­sive. L’atteste la fable de “Louis XI et les porcs musi­ciens” rap­por­tée par Qui­gnard dans La haine de la musique (Gal­li­mard, 1996, p. 185 sq.), qui explique com­ment l’abbé de Bai­gné com­pose un orgue-animal pour gagner un pari avec le Roi, le défi pro­posé étant de “pro­duire une har­mo­nie avec des porcs”. L’instrument concocté par les soins ingé­nieux de l’abbé consiste en un ensemble de touches dont cha­cune enfonce à son extré­mité une pointe acé­rée dans la chair de divers cochons, sélec­tion­nés au préa­lable selon leur timbre de voix par le prêtre et judi­cieu­se­ment pla­cés dans l’instrument de musique.
Est obte­nue en consé­quence, grâce à la variété des cris de dou­leur pro­duite, un ensemble conso­nant, véri­table “concert de musique por­cine” (p. 188) qui charme les oreilles d’un roi, prou­vant par là l’étendue magique et ter­ri­fiante de son pou­voir au regard de ceux qui, un jour, croi­raient peut-être oppor­tun de déclen­cher une révolte, voire une révo­lu­tion à son encontre. Ce fai­sant, le monarque est à bon droit en mesure de se van­ter :
J’ai eu mon orgue où des san­gliers chantent comme des sou­ve­nirs d’enfants (…) Dans le pays des Géra­né­siens, Notre Sei­gneur Jésus a fait entrer le nom impur des démons dans les porcs. J’en ai fait sor­tir la musique. (pp. 192–193).

Le hur­le­ment capable de déclen­cher la révolte est alors réduit à n’être que l’expression d’une har­mo­nie plus vaste, beauté artis­tique que seul l’homme cultivé peut appré­hen­der comme telle. Stra­tège démo­niaque, Louis XI ne récu­père pas ici seule­ment la dou­leur pour la détour­ner vers une fin per­son­nelle, mais la crée de toutes pièces : dans un monde où son “bon plai­sir” rayonne et ne ren­contre aucun obs­tacle, le rap­port esthé­tique à l’altérité est la seule chose qui le sauve de l’ennui. Mais ce péril est peut-être le lieu d’un salut, pour autant qu’il indique, fût-ce de manière néga­tive, que le rap­port à l’esthétique (enten­due comme éthique du plai­sir) est ce qui sauve la condi­tion humaine du déses­poir.
La révolte n’aurait pas alors en elle-même l’intérêt qu’on lui porte, sauf dans sa ver­sion esthé­ti­sante, par quoi elle dépas­se­rait toute main­mise du poli­tique et de l’économique. Bien mener la révolte, c’est en com­prendre fina­le­ment la por­tée éthique (ne pas la confondre avec l’erreur tota­li­taire ou l’horreur éco­no­mique) et faire un choix : soit le plai­sir, la com­plai­sance hédo­niste, soit l’existence sociale. Soit, arti­cu­lée entre les deux, la jouis­sance esthé­tique grâce à la musique. Il n’y a pas de pire révolte que celle qui ne com­prend pas son fondement.

En réponse aux ques­tions que nous nous posions d’emblée, on apprend ainsi chez nos trois auteurs que la méta­mor­phose est tou­jours essen­tiel­le­ment une révolte contre soi-même et non, comme on le vou­drait, une révo­lu­tion scru­pu­leuse et cha­grine contre l’ordre des choses. Qu’il n’existe pas de révo­lu­tions authen­ti­que­ment poli­tiques en défi­ni­tive, mais seule­ment des muta­tions onto­lo­giques.
Que l’histoire des fausses rébel­lions se résume au récit pla­cide d’événements attes­tant que se révol­ter, c’est bien sou­vent décou­vrir la bête qui hurle en soi tan­dis qu’on rêvait de n’être qu’un homme.

Lire les par­ties 1 et 2 du dos­sier

Livres convo­qués :

- Franz Kafka, La Méta­mo­prhose, Le livre de poche, 1989
- George Orwell, La Ferme des ani­maux, Gal­li­mard, Folio, 1981
- Marie Dar­rieus­secq, Truismes, P.O.L, 1996

 
     

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