Très longtemps, les spécialistes du cinéma ne se sont pas intéressés au jeu de l’acteur mais à l’émotion « d’ambiance » d’un film sans comprendre l’importance du travail d’acteur et du travail de son visage : Marlon Brando ne cesse de la rappeler et c’est ce qui manque parfois au génie d’une Scarlett Johanson lorsqu’elle est mal dirigée. Christian Viviani, spécialiste des séducteurs et séductrices du cinéma américain (Hepburn par exemple), propose un livre riche d’illustrations sur le jeu des acteurs. Loin de la mythologie qui les entoure, l’auteur prouve tout ce qu’ils apportent à un film.
Fruit d’une longue réflexion, son livre fait la synthèse de ses idées sur cette question. Il remonte l’histoire à Edison et l’éternuement visible dans ce film primitif où surgit le premier gros plan du cinéma. L’auteur rappelle le lien originel entre le jeu dans le 7ème art et au théâtre. La formation d’acteur n’existant pas au début de l’histoire du medium, le jeu se rapprochait de celui des planches. Le temps des Joan Crawford ou Catherine Deneuve n’était pas encore venu. Pour autant, entre acteur de cinéma et de théâtre, la différence est grande. Mais dans les années 10 et 20 la frontière est ténue. Certains acteurs avaient même du mal à reconnaître qu’ils jouaient au cinéma et le faisaient dans l’anonymat. Mais d’autres (Chaplin, Keaton) ont compris l’écart qu’il devait exister entre les deux approches.
Selon Viviani, il existe au cinéma une différence entre la créature et l’acteur. Et dans la droite ligne de Jean Renoir, l’auteur rappelle qu’il existe deux manières d’aborder un rôle : comme au théâtre ou selon ce qu’un acteur a déjà inculqué dans l’imaginaire du spectateur. L’exemple type est Marlène Dietrich. Elle impose son jeu, ses gestes, sa lumière et peu à peu sa mythologie qui dictent un type de désir. L’auteur parle à propose d’une telle star « d’acteur de présence » qui donne son essence au cinéma . L’américain bien sûr mais aussi l’européen (italien surtout) et l’indien.
Le premier s’est beaucoup plus vite détaché du théâtre que l’européen en cultivant le crédible (James Cagney) et l’ornemental (Fred Astaire) plus que la pure théâtralité. Le « compromis » du masque cinématographique impose donc une expression différente de celle du théâtre ou du cabaret : même dans un film dépouillé, il faut parfois « exagérer » le masque. Il se doit d’être plus crédible qu’à proprement parler réaliste.
Le cinéma implique une « recomposition de l’acteur » qui va parfois jusqu’à sa « déconstruction » : on pense à Donald Sutherland dans Casanova (Fellini). Parfois, une ou un artiste peut donc être doublé par deux ou trois autres personnages. L’acteur de cinéma peut donc échapper à sa « persona » comme dans l’exemple cité ou avec Anthony Queen dans La Strada. Le jeu de l’acteur de cinéma possède donc des spécificités faites de la personnalité de l’acteur, de l’impact sur son public mais aussi de différents procédés cinématographiques. Ne serait-ce que le doublage de la voix d’un artiste dans son propre champ linguistique — voix qu’on sait être autre mais cela ne choque pas — dans le cas du « bollywood » indien par exemple.
Au cinéma, le crédible est donc bien plus important que dans la tradition théâtrale et son côté artificiel. C’est pourquoi des acteurs instinctifs et en rien comédiens sont devenus parfois des stars du genre. Ce n’est pas un hasard si des cinéastes (Pialat, Bresson par exemple) ont fait le choix de ne retenir que les premiers. D’autres resteront cependant proches des comédiens « de planche ». Mais, dans tous les cas, l’acteur crée un code comme un réalisateur invente le sien. Il devient donc un « signe ». Il faut savoir l’analyser comme tel dans sa virtuosité et à sa manière de moduler les émotions. Parfois en certains styles de jeu que les écoles de cinéma américaines (entre autres l’Actor’s Studio) ont formaté. Parfois trop. Mais elles ont révélé néanmoins des acteurs exceptionnels comme Jack Nicholson et Johnny Depp.
jean-paul gavard-perret
Christian Viviani, Le Magique et le Vrai. L’acteur de cinéma, sujet et objet, Editions Rouge profond, 2015, 256 p. — 23,00 €.