Charles-Henri-Favrod, directeur du musée de l’Elysée à Lausanne, jette avec ce livre l’une des plus belles lumières textuelles sur la photo
Charles-Henri Favrod, journaliste et photographe, est directeur du musée de l’Élysée, à Lausanne. Dévolu depuis 1985 à la photographie, ses collections ont dû être répertoriées, organisées, voire restaurées afin d’être présentées au public. Tâche titanesque à laquelle Charles-Henri Favrod s’est attelé avec son équipe, sans négliger par ailleurs de les enrichir avec de nouvelles acquisitions, afin d’initier les visiteurs non seulement à l’histoire de la photo mais aussi aux productions des photographes contemporains.
Paradoxe que de commencer un ouvrage sur la photographie par des considérations sur la cécité, ce néant du voir, cet impossible regard ? Au contraire : à partir de ce noir absolu que les voyants ne peuvent concevoir Charles-Henri Favrod définit la vision puis le regard, points origines de la photographie. Se référant au chaos primordial, d’où a procédé peu à peu l’odonnancement du monde, il ne pouvait choisir meilleur terrain inaugural puisqu’il va au long de son livre retracer les tout premiers balbutiements de la photographie et conduire le lecteur à aborder celle-ci d’une manière inhabituelle — comme par une rive cachée ou peu fréquentée jusqu’alors, en une juste réponse à ce bouleversement du regard, de la perception, qu’a entraîné l’avènement de cette technique. Métaphore, aussi, de la virginité de tous les débuts, “La cécité” est l’intitulé le mieux adapté qui se pouvait trouver pour ces deux pages servies en guise d’avant-propos, d’abord parce que s’y annoncent sans plus d’ambages que de didactisme les grands axes de la réflexion menée dans cet ouvrage — le rapport au réel, la signification de “regarder”, de “percevoir”… — ensuite parce qu’il touche d’un même coup à tous ces thèmes à travers un exemple pour le moins déconcertant : de jeunes Praguois aveugles qui photographient ce qu’ils n’ont jamais vu. La cécité cesse, ici, d’être un non-voir pour devenir un voir-autrement. Ce qu’est la photographie — ce qu’est, aussi, le livre de Charles-Henri Favrod.
Pourtant, de voir ni de regard il n’est question dans le titre, où le mot “temps” claque comme un glas, où s’entend aussi quelque légèreté — celle de l’implacable fluidité. Le temps : une des notions les plus ambiguës, les plus insaisissables qui soient, figurée merveilleusement par l’image de couverture — une photo de Josef Koudelka montrant au premier plan le dos d’un poignet ceint d’une montre, se détachant sur l’inpeccable perspective d’une large avenue s’estompant vers un horizon bouclé par un dôme et un petit bout de ciel. Image de l’infini fini, dûment mesuré. Mais image historique au moins autant que métaphorique puisqu’elle a été prise le 21 août 1968, jour où Prague fut envahie par les troupes soviétiques.
La photographie est sans doute le procédé humain qui entretient avec le temps les relations les plus ambiguës, les plus contradictoires et les plus complexes — d’autant que plusieurs strates temporelles sont à l’oeuvre dans une photo : il y a le temps de la pose, celui de la mise au point puis de la prise de vue, le temps de traitement de l’image… Vient ensuite ce temps autre, où le figé s’affronte au fluent : l’image fixée l’est pour des années — des siècles peut-être. Se pose alors la question : quelle est la nature de cet instant figé que le cliché véhicule au travers des jours ? L’on se rend compte alors que ce rapport au temps conditionne celui que la photo entretient avec le réel — autre notion insaisissable…
La photographie est peut-être le procédé le plus “métaphysique” qui soit — ce qui explique que, dès son avènement, furent soulevés l’essentiel des questionnements complexes qu’elle induit. Charles-Henri Favrod se concentre sur ces questionnements-là ; c’est leur histoire et celle des réponses qui leur furent apportées qu’il retrace. L’on est loin de l’habituel panorama événementiel qu’engendre généralement une perspective historique — pourtant, aucune date clef de l’histoire de la photo n’est passée sous silence, et les anecdotes ne sont pas non plus négligées. Charles-Henri Favrod procède par courts chapitres, dont la succession tient davantage de la contiguïté que de l’enchaînement logique ou chronologique. Il s’exprime avec une sorte de grâce, tenant à l’élégante profondeur de son écriture et à son renoncement au didactisme. Mias très vite — pas même au mitan du livre… — il invite à la “pause” pour ouvrir sa galerie de portraits, sobrement intitulée “Quelques photographes”. C’est alors un texte oscillant entre la note courte du biographe présentant les figures incontournables et les pages émouvantes du journal intime retraçant des rencontres et des moments humains rares. Mais toujours au détour de telle ou telle évocation, une réflexion singulièrement profonde sur l’art, la conception du monde ou de la vie…
D’une lisibilité extrême, cet ouvrage restera néanmoins quelque peu allusif pour les profanes : l’on ne jouira de ses qualités qu’à la condition d’être un “amateur éclairé” comme l’on dit. Il faut pour finir souligner combien ce livre est marqué par l’humilité de son auteur, qui en appelle sans cesse à la parole des autres, l’inscrit avec une infinie pertinence dans le cours de sa réflexion, et s’efface devant elle à maintes rerpises — surtout dans la seconde partie..
Le moindre hommage que l’on peut rendre, ici, à Charles-Henri Favrod, est de nous effacer à notre tour devant ses mots à lui : comment rendre compte de leur beauté, de leur insigne justesse, autrement qu’en les citant ?
De l’art il écrit, p. 51 :
L’art a pour fonction de rendre présent le présent qui, sinon, n’aurait pas le statut de présent. Son rôle n’est pas de reproduire le réel ou de produire de l’irréel, mais d’attester l’être présent de ce qui est présent. On peut dire, autrement, que la fonction de l’art est de donner forme à une idée.
Puis, au sujet de la photographie :
En somme, il s’agit de donner à voir, de faire voir autrement. Et c’est à quoi s’applique la photographie depuis qu’elle existe et qu’elle contribue à modifier la manière de voir et donc de comprendre.
juste après avoir dit d’elle, p. 50, qu’elle crée un point de fuite, modifie la perspective, trouble l’ordre des choses, intrigue, inquiète. Elle interroge, n’affirme pas mais refigure le sens dans l’imitation paradoxale.
Enfin, p. 223, ces quelques mots jetés au détour d’une réflexion sur la démarche artistique de Gottfried Helwein : (…) la photographie, qui introduit naturellement l’acte provoqué et l’acte subi, la conscience et le vertige, l’action et la passion.
Sans doute ce livre est-il l’une des plus belles lumières textuelles qu’un penseur pouvait diriger sur la photographie…
isabelle roche
Charles-Henri Favrod, Le temps de la photographie, éditions Le temps qu’il fait, mars 2005, 272 p. — 23,00 euros. |
||