En trois sections Caroline Sagot Duvauroux incise dans « ‘J » (prolongation du Livre d’El) la perte du je par l’absence définitive du « tu ». Dès la seconde partie, entre ce je et ce tu le « il » du neutre devient le signe du peu (du rien ?) qui reste. « Il » marque une chute. Peu à peu le “je” est pour le moins en suspens et presque invisible : l’apostrophe qui le précède ne fait que rappeler son fantôme ou son ersatz, c’est celui du disparu.
Tout le livre est traversé de bribes hachées, rudes :
« J’ai pensé ça, les paroles, qu’un les pose sur la feuille. L’apostrophe écrirait de l’oreille à la main d’un qui relèverait du son ce qui tombe en mots. Feuilles mortes ou sonals. Vent. Avion pâté croûte horizon. Sauvée ?
Au stigmate du je, pas de clef qu’ut encore à l’encan de supplique mais je ne chante pas zut alors ciel et bords oui je vois
Sous décroissant de lune : ’
Je s’est fourvoyé en moi juste où tu fut perdu pour moi. Une parenthèse apostrophe où ».
Tout élan est coupé, trahi : reste un état traduit par des phrases nourries de leur incomplétude. Les énoncés restent en suspens. Mais l’ouverture est de fait une impossibilité. L’identité n’est plus qu’une hypothèse vague. Le texte impose une faim qui ne pourra être assouvie.
Réduite à un minimalisme, la langue évite tout affect même si celui-ci reste son centre. Les mots ont presque disparu, le sens s’envole en dépit de l’envoi, de la pulsion de vie, de l’énergie. Dans ce jeu du je (ou ce qu’il en reste) amoureux, tout est axé dès les premiers mots : « L’absence peut-elle / ce que la présence, étrange, accomplit ? ». « Tu » ayant tué le « je » en s’étant définitivement tu, il reste néanmoins la seule présence. Demeure un il dans le je tronqué ; il devient « l’étranje » que n’aurait pas renié Derrida.
Le pathos prend ainsi une autre assise que les habituelles rodomontades. Reste la présence d’une chair qui se « baise », qui se « branle » mais dans laquelle le « je » devient autre, mutilé et presque mutité. La perte implique une série de questions dont personne (pas même la poétesse) ne possède la clé.
Syntaxe cassée, phrases tronquées soulignent l’incompréhensible de toute disparition. L’incomplétude demeurera. D’autant que, dans la troisième partie, des phrases non bouclées (sans terminaison qui offrirait un sens) aboutissent à la nécessité d’écrire l’indicible. Cette obligation achève la route qui, débutant de manière négative (« Je n’aime pas Rabat »), se termine dans Tanger presque anonyme au moment où la poétesse écrit : « Prends place, narrateur, je l’altéré définitif nous débouche une bouteille». Caroline Sagot Duvauroux la jette à la mer.
jean-paul gavard-perret
Caroline Sagot Duvauroux, ‘J, Editions Unes, Nice, 2015.