Nicolas Cadet, Honneur et violences de guerre au temps de Napoléon, la campagne de Calabre

La guerre retrou­vée au fond de la botte

Nico­las Cadet, ensei­gnant en classes pré­pa­ra­toires d’un pres­ti­gieux lycée mili­taire, est allé, dans le cadre d’une thèse, déni­cher au fond des archives une guerre négli­gée. Il a fait de cette guerre mécon­nue une vraie source de connais­sances.
Paul-Louis Cou­rier, alors offi­cier, occupé à mater la rébel­lion cala­braise, écrit ceci à son ami Leduc offi­cier d’artillerie à Paris: « Par pitié, tire-moi de ce cul-de-sac! (…) Invoque si néces­saire ton patron (…) pourvu que tu m’aides à sor­tir de cette botte au fond de laquelle on nous oublie. » La guerre de Calabre étu­diée dans cet ouvrage — elle ne fut pas la seule — s’est éten­due sur quinze mois, de mars 1806 à juillet 1807. Elle fut éprou­vante et ter­rible. Des troupes fran­çaises, suisses et polo­naises envoyées par l’Empereur se sont bat­tues là, au fond de l’Italie, ont par­couru sous un soleil de plomb des mon­tagnes aussi arides qu’hostiles. Pour pas grand chose : « De tant de fatigues, de tant de misères, de tant de pertes éprou­vées et de dan­gers bra­vés, pas un rayon de gloire, rien que des regrets. » constate le capi­taine Duthilt dans ses Mémoires. C’est vrai qu’il ne reste pas grand chose de cette guerre de Calabre dans la mémoire col­lec­tive, ni dans les grands récits de l’épopée napo­léo­nienne. Si ce n’est la figure mythique du ban­dit cala­brais qui com­mence alors à prendre forme.

La conquête de la Calabre s’inscrivait dans un cadre géné­ral euro­péen ; elle était un élé­ment qu’il fal­lait tenir et maî­tri­ser, contre les Anglais sur­tout, mais aussi face aux Russes et aux Otto­mans. Mis­sion que l’Empereur a confiée à une armée peu nom­breuse, mal équi­pée et com­man­dée par des offi­ciers en dis­grâce. La conquête de la Calabre s’est faite au prin­temps 1806 sans grande dif­fi­culté d’abord, mais pen­dant l’été les troupes fran­çaises ont essuyé une défaite sérieuse infli­gée par les Anglais à Maida, désastre mili­taire qui a pré­ci­pité le sou­lè­ve­ment des Cala­brais.
Conflit péri­phé­rique contre les Anglais puis guerre insur­rec­tion­nelle : on est loin des grandes batailles dans les plaines de l’Europe du Nord où les troupes napo­léo­niennes ont fait mer­veille. C’est de « la petite guerre ». Mais il faut faire atten­tion aux péri­phé­ries, car des choses essen­tielles peuvent se jouer loin des centres… Et cet ouvrage le montre à merveille.

Cette guerre de Calabre consti­tue un réser­voir, un champ de ques­tion­ne­ments majeurs qu’il fal­lait mettre à jour. En orien­tant les pro­jec­teurs de la recherche his­to­rique hors des ter­ri­toires conven­tion­nels de l’histoire napo­léo­nienne on éclaire des pro­ces­sus, des modes d’expériences de guerre très utiles pour com­prendre non seule­ment les moda­li­tés d’affrontement de l’époque mais aussi pour iden­ti­fier l’émergence de formes de vio­lences qui ont mar­qué la période contem­po­raine, et conti­nent de mar­quer notre monde. Ce qui s’est joué en Calabre au début du XIX ème siècle dépasse de loin la Calabre et le cadre tem­po­rel strict des évé­ne­ments sur­ve­nus. Impos­sible de ne pas res­sen­tir aujourd’hui les réso­nances d’une guerre asy­mé­trique loin­taine qui s’est dérou­lée il y a deux siècles.
Dans le pro­lon­ge­ment d’une his­toire des conflits qui conti­nue de se renou­ve­ler, Nico­las Cadet pro­pose ici une véri­table anthro­po­lo­gie du fait mili­taire. Fait mili­taire qu’il ins­crit à juste titre dans un ques­tion­ne­ment plus appro­prié et plus vaste encore : celui de l’exercice de la vio­lence. Il y a une exi­gence à savoir com­ment s’exerce la vio­lence et quels cadres la déter­minent. « La guerre de Calabre consti­tue une véri­table syn­thèse de toutes les formes de vio­lence à l’oeuvre à l’époque : vio­lences liées à la guerre et aux com­bats, sou­lè­ve­ment popu­laires accom­pa­gnés de mas­sacres, répres­sion métho­dique appli­quée par l’Etat à l’encontre d’une popu­la­tion sou­le­vée ». Repré­sailles, viols, muti­la­tions, crimes de masse, exac­tions en tous genres, la cam­pagne de Calabre consti­tue un for­mi­dable réser­voir de vio­lences, symp­to­ma­tiques d’une société en pleine transition.

Bruta­li­tés d’Etat et bru­ta­li­tés popu­laires se répondent et se confrontent. Et c’est avec un grand inté­rêt que l’on découvre les sys­tèmes de repré­sen­ta­tion des uns et des autres. Pour les sol­dats, la Calabre est « un para­dis habité par des diables » pares­seux, fron­deurs, dévots et super­sti­tieux, menés par des révol­tés (les mas­sissti) aussi ter­ribles et nui­sibles que des bêtes sau­vages qu’il faut chas­ser et éli­mi­ner. Pour les Cala­brais révol­tés, qui sous­crivent à un code de l’honneur par­ti­cu­lier et répondent à un sen­ti­ment pro­fond d’humiliation, les troupes fran­çaises sont cruelles et cupides, sans foi ni loi, démo­niaques et ins­pi­rées par le diable. De part et d’autre, les accu­sa­tions d’infanticide et d’anthropophagie pro­li­fèrent et par­tout le feu est l’instrument du châ­ti­ment.
En labou­rant les traces d’une guerre ignoble qui n’a servi à rien, ni à per­sonne, Nico­las Cadet montre que la vio­lence n’est jamais un fait auto­nome. La petite guerre de Calabre, que Napo­léon n’a pas su voir est mar­quée par une extrême den­sité de vio­lences signi­fi­ca­tives. A la recherche de ces signi­fi­ca­tions « l’historien du fait violent appa­raît for­cé­ment comme “le por­teur de mau­vaise nou­velle”, tâche ingrate consis­tant à dévoi­ler le fait qu’il n’existe pra­ti­que­ment aucune limite à ce que des indi­vi­dus peuvent faire subir à d’autres hommes au nom de la reli­gion, de la race, du sen­ti­ment de l’honneur bafoué ou du pro­fit. » Expli­ci­ter et rendre intel­li­gible la vio­lence pas­sée est une tâche ingrate, mais tel­le­ment néces­saire.

camile aranyossy

 Nico­las Cadet, Hon­neur et vio­lences de guerre au temps de Napo­léon, la cam­pagne de Calabre, Edi­tions Ven­dé­miaire, Paris, jan­vier 2015, 445 p. — 24,00 €.

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