Et une réussite romanesque de plus !
La nature et ses déchaînements, l’être humain et ses réactions, restent deux grands domaines de mystères et deux sources inépuisables de mises en danger, en abyme. Sandrine Collette conjugue une fois encore les deux avec un talent qui ne se dément, ne se démet pas.
Dans ces montagnes maudites, il faut faire des offrandes pour juguler le mal. Mathias fait partie d’une lignée où, de père en fils, ils sont sacrificateurs. Mais il est le meilleur. Lou et Élias, bien que mauvais marcheurs, ont gagné une participation à un trek de trois jours. Avec un autre couple et deux célibataires, ils sont les pionniers d’un nouveau circuit improbable dans les Balkans albanais. Ils partent sous la houlette de Vigan, un guide chevronné. Mathias doit assurer son office lors du mariage de la fille préférée du vieux Carche, un mafieux qui a la main mise sur toute la région. Le sacrificateur cherche, parmi l’important troupeau de chèvres, la bête idéale. Il peine à la trouver et se résout à un pis-aller. Ces doutes font peser un malaise sur la cérémonie.
Lou et ses compagnons font connaissance avec la montagne, avec la fatigue d’une longue montée, mais aussi avec la beauté sauvage d’une nature presque vierge. Mathias se voit imposer le petit fils de Carche, pour le former. Celui-ci se révèle vite dangereux, ayant développé le goût du sang en sacrifiant des animaux. Pour sauver sa vie Mathias, lors d’un affrontement, le tue. Mais, pour le mafieux, il n’y a pas de légitime défense, il faut un coupable…Sur la montagne, le beau temps disparaît pour laisser la place à une tempête de neige. Le trek, déjà difficile pour des individus mal préparés, tourne au cauchemar. Pour tenter d’atteindre un refuge, le groupe bifurque. Après bien des efforts, il arrive devant une bâtisse démolie. Le moral chute au plus bas. Mais ce n’est que le début d’une série de catastrophes. Et la mort frappe…
Si la planète est quasiment connue et cartographiée, il reste que la nature impose sa loi. Celle-ci contribue à la survivance de croyances ancestrales, de peurs séculaires, de pratiques venues du fond des âges quand l’obscurantisme servait le goût du pouvoir de quelques « malins ». Le cadre, choisi par l’auteure, se situe dans une zone reculée des Balkans, un massif rude, réputé maudit. Le malaise s’installe dès les premières pages entre ces sacrifices et ce groupe de touristes mal préparés à affronter une nature difficile où il ne faut compter que sur soi-même. En proposant deux parcours opposés, une fuite face à une vengeance, une lutte pour survivre aux déchaînements d’une nature hostile, l’intrigue monte vite en puissance, générant inquiétude, angoisse et terreur sans péripéties artificielles.
Sandrine Collette fait ressentir, avec un vocabulaire approprié, les sentiments éprouvés par ses personnages, conte avec justesse, finesse, l’évolution des émotions avec les changements de situations. Si, pendant les premières heures, c’est surtout le plaisir qui prédomine avec la découverte de senteurs, de paysages inaccoutumés, la fatigue s’installe et modifie les perspectives. Lorsque le cadre bascule, que les éléments se font menaçants, elle décrit les émotions, le ressenti, l’incrédulité voire l’incompréhension face à la brutalité de la nature, l’angoisse de constater que les moyens modernes ne sont plus présents, ne sont plus adaptés et que l’être humain doit lutter avec ses seuls moyens pour survivre. Elle expose le dépassement de soi, si peu fréquent dans notre existence quotidienne.
La romancière fait merveille pour décrire la rage, la peur, le découragement, l’épuisement, presque le renoncement de ses personnages, collant au plus près de la psychologie humaine. Elle exprime une telle vérité dans les réactions qu’on a le sentiment de lire une histoire authentique, le témoignage d’une rescapée, en l’occurrence. Elle sort ses personnages de leur virtualité pour les poser en chair et en os, avec leurs qualités et leurs défauts, devant nous, les rendant si vivants, si humains. Sandrine Collette, à l’opposé de nombre de nos pseudos philosophes modernes, s’impose comme une fine observatrice des comportements humains. Elle possède l’art subtil de la mise en situation, de la confrontation avec la nature pour révéler le véritable tempérament des gens, la personnalité masquée par les habitudes et les facilités de la vie moderne.
Six fourmis blanches, dans un registre quelque peu différent de ses précédents romans, prouve la capacité de l’auteure à mettre en place une intrigue, à faire croître une tension avec des situations relativement communes, à faire sourdre la peur, l’angoisse de faits bénins dans un contexte particulier.
serge perraud
Sandrine Collette, Six fourmis blanches, Denoël, coll. Sueurs froides, janvier 2015, 284 p. – 19,90 €