Anne Rice, Merrick

Entre sor­cières et vam­pires se scelle l’union dam­née… le clan May­fair va enfin côtoyer la com­mu­nauté vam­pi­rique néo-orléanaise


Voilà un volume qui scelle un évé­ne­ment lit­té­raire auquel répond un tour­nant déci­sif à l’intérieur même du récit : un écri­vain choi­sis­sant d’unir en une même intrigue deux cycles roma­nesques menés indé­pen­dam­ment l’un de l’autre pour­rait pas­ser pour un simple coup édi­to­rial… si une telle jonc­tion ne répon­dait à la logique interne des deux séries — Chro­niques des vam­pires et La Saga des sor­cières. Com­ment en effet ima­gi­ner que dans le monde, et a for­tiori dans l’univers res­treint d’une ville — en l’occurrence La Nouvelle-Orléans — deux com­mu­nau­tés supra-humaines comme les sor­cières et les vam­pires puissent coexis­ter et jouir de leurs pou­voirs sans jamais se ren­con­trer ? C’est conti­nuer à déve­lop­per les aven­tures de Les­tat et celles du clan May­fair sans que jamais leurs routes se croisent qui eût été de la plus haute inco­hé­rence ! Ainsi donc “coup édi­to­rial” et logique nar­ra­tive font ici excellent ménage, four­nis­sant à Anne Rice matière à un nou­vel opus dans la lignée des pré­cé­dents, réité­rant quelques “tics” de com­po­si­tion et d’écriture mais témoi­gnant aussi de sa capa­cité à renou­ve­ler son pro­pos sans s’écarter des sillages aux­quels se sont accou­tu­més ses fidèles inconditionnels.

C’est David Tal­bot qui sera le trait d’union entre vam­pires et sor­cières par le biais du Tala­masca, cet ordre secret qui depuis le VIIIe siècle de notre ère ras­semble des éru­dits dont le but est de com­pi­ler tous les témoi­gnages, toutes les infor­ma­tions por­tant sur les phé­no­mènes para­nor­maux. Tal­bot fut supé­rieur géné­ral de l’Ordre avant de deve­nir le novice de Les­tat et, à ce titre, côtoya le clan May­fair et ses sor­cières — une en par­ti­cu­lier qui lui devint chère : Mer­rick. Il renoue contact avec elle sur la demande de Louis de la Pointe du Lac qui sou­haite com­mu­ni­quer avec l’âme errante de Clau­dia, la petite fille que Les­tat et lui avaient trans­for­mée en vam­pire et qui, consu­mée de haine, avait fini par œuvrer à la perte de Les­tat — ce qui lui avait valu une condam­na­tion à mort par la com­mu­nauté du Théâtre des vam­pires. Louis, rongé par le remord de ce qu’il a infligé à l’enfant, et per­suadé que Clau­dia n’a pas trouvé le repos après sa mort, ne cesse de s’abîmer dans le déses­poir. Il compte sur les pou­voirs de Mer­rick pour ten­ter d’apaiser le fan­tôme de la fillette.

David se met donc en quête de Mer­rick. Tous deux se retrouvent dans un bar de la Nouvelle-Orléans et la conver­sa­tion qui se noue entre eux, dès lors que l’ancien supé­rieur géné­ral a eu exposé la rai­son de son appel, s’émaille de sou­ve­nirs — au point de se sus­pendre presque au pro­fit de l’histoire de Mer­rick : son enfance, son arri­vée à la mai­son mère du Tala­masca, les liens qui se tissent entre David et elle… et l’on se met alors à redou­ter que la requête de Louis ne soit qu’un mau­vais pré­texte cousu de gros­sier chanvre blanc, condam­née à être relé­guée loin à l’arrière-plan, à l’instar de Les­tat, plongé dans une tor­peur immo­bile depuis ses démê­lés avec Mem­noch le démon et dont on se dit qu’il aban­donne la scène. Heu­reu­se­ment il n’en est rien : l’évocation du passé finit par céder la place — au bout de quelque 300 pages il est vrai — au véri­table nœud du récit : la ren­contre Louis / Mer­rick, et l’invocation du fan­tôme de Clau­dia. Cela nous vaut une des­crip­tion quasi docu­men­taire du rituel mené par Mer­rick, avec tout de même ce côté légè­re­ment arti­fi­ciel dans les for­mules invo­ca­toires pro­non­cées et les paroles échan­gées entre esprits et vivants dont peu d’auteurs arrivent à s’affranchir. Et si l’on a quelque mal à s’abandonner à la pro­gres­sion du rituel, l’ensemble reste néan­moins très cré­dible, la belle écri­ture d’Anne Rice — du moins ce qu’en res­ti­tue la tra­duc­tion — opé­rant comme dans ses autres romans une sorte de miracle qui entraîne l’adhésion du lec­teur quelles que soient les fai­blesses nar­ra­tives que l’on pour­rait déplorer.

Une écri­ture en tout point admi­rable, donc : phrases com­plexes, règle de la concor­dance des temps res­pec­tée à la lettre — avec à la clef nombre de ces déli­cieux impar­faits du sub­jonc­tif employés sans affec­ta­tion, si longs en bouche et qui à eux seuls témoignent d’un niveau de langue des plus rele­vés. Sans doute n’y aura-t-il que les incon­di­tion­nels purs et durs pour ne pas éprou­ver quelque las­si­tude à lire ces longues digres­sions qui alan­guissent le récit — des­crip­tions sys­té­ma­tiques de la mise ves­ti­men­taire, des atti­tudes, des gestes et des regards, avec une méti­cu­lo­sité extrême et au moyen de phrases frô­lant sou­vent une pré­cio­sité par trop alam­bi­quée (Je ne puis décrire son expres­sion que comme celle de l’étonnement le plus pur. Ses yeux se posèrent sur moi, effleu­rèrent rapi­de­ment les deux autres puis revinrent sur moi, insis­tants.), des­crip­tions offrant par­fois de curieuses alliances de termes, dans un souci peut-être trop mar­qué de sou­li­gner l’ambivalence per­ma­nente qui trouble les sen­ti­ments sinueux et chan­geants de ces pro­ta­go­nistes tour­men­tés au plus haut point. Bien sûr ces remarques se réfèrent à la tra­duc­tion fran­çaise et ne concernent donc pas direc­te­ment le style d’Anne Rice mais tou­jours est-il qu’on peut le pré­su­mer tel qu’il implique une trans­po­si­tion en un fran­çais des plus sou­te­nus, ce qui est suf­fi­sam­ment rare dans le registre du thril­ler fan­tas­tique pour être mentionné.

L’on pourra être moins enthou­siaste en ce qui concerne la récur­rence d’un roman à l’autre de cette construc­tion imbri­quant plu­sieurs récits l’un dans l’autre, don­nant par­fois la pri­mauté aux retours en arrière au détri­ment d’une intrigue prin­ci­pale trop ténue. Ou par la mise en abyme sys­té­ma­tique de l’écrivain et de son œuvre à tra­vers le nar­ra­teur et son entre­prise nar­ra­tive. Mais il est bien dif­fi­cile de ne pas suc­com­ber aux charmes — tout lit­té­raires — des vam­pires et des sor­cières d’Anne Rice : elle a su cam­per des per­son­nages qui, outre leur beauté fas­ci­nante, leur sen­sua­lité rayon­nante, ont l’âme tor­tu­rée par de tra­giques dilemmes, et sont dotés d’une telle den­sité que l’on finit par être per­suadé qu’un jour, Les­tat s’approchera, prêt à offrir le Don téné­breux à qui saura le regar­der comme il l’attend… 

Les lec­teurs les plus fidèles — ceux qui n’auront raté aucun des volets vam­pi­riques et may­fai­riens — pour­ront à n’en pas dou­ter faire l’économie de quelques pas­sages retra­çant des épi­sodes déjà nar­rés par ailleurs, mais Mer­rick est bien de nature à appor­ter du sang neuf ( !) à ces deux séries roma­nesques. Les rap­pels d’événements rap­por­tés dans les livres pré­cé­dents demeurent à la fois dis­crets et suf­fi­sants pour per­mettre au novice de s’y retrou­ver — et l’on notera l’habileté avec laquelle Anne Rice se ménage au terme de ce roman des voies qui augurent de récits à venir, ins­cri­vant ceux-ci par avance dans le sillage des cycles déjà enta­més. Anne Rice témoigne ainsi d’un talent tout par­ti­cu­lier pour conduire avec cohé­rence de longs cycles roma­nesques où chaque récit trouve sa juste place der­rière ceux qui le pré­cèdent, et com­mence de “faire le lit” de celui qui sui­vra. Mais l’on remar­quera sur­tout — outre les qua­li­tés d’écriture que la tra­duc­tion per­met d’apprécier — com­bien les romans demeurent tou­jours com­pré­hen­sibles pour les nou­veaux lec­teurs sans rebu­ter pour autant ceux qui suivent les séries depuis leurs débuts et dans l’ordre de paru­tion des livres.

isa­belle roche

   
 

Anne Rice, Mer­rick (tra­duit par Michelle Char­rier), Fleuve Noir “Thril­ler fan­tas­tique”, 2004 (inédit), 461 p. — 6,00 €.

 
     
 

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