Shuntaro Tanikawa, L’Ignare

Quand les poèmes se font iconoplasties

En entrant dans la vieillesse, Tani­kawa écri­vit un recueil rare, cris­tal­lin et grave où « le poème ne pro­met rien ». La sim­pli­cité pousse le poème jusqu’à une sorte de cynisme. Lorsqu’il évoque par exemple la mort de son père : « Comme il était très maigre / J’ai pensé / Qu’on ne pour­rait en faire que de la soupe » écrit-il lorsqu’on lui annonce le rite funé­raire qui attend son géni­teur. La poé­sie devient une méthode cri­tique qui oblige à repen­ser le réel et tous ceux et ce qui nous plongent dans son chaos. Mais l’œuvre est tout autant l’expression directe d’un ins­tinct de sur­vie. Elle donne forme au fond le plus pro­fond du sans fond en un para­doxal appel à la luci­dité .
Les poèmes deviennent des « ico­no­plas­ties » où s’ébrouent des marion­nettes. Elles rap­pellent les œuvres au noir de à Goya. Les huma­ni­tés défor­mées créent des mises en équi­libre dou­teuses. Mais, par la pré­ci­sion de l’écriture, le lec­teur pénètre un monde de méta­phores — lequel mène  la paro­die au tra­gique, l’abstrait au tri­vial et vice-versa. On y voit le poète uri­ner dans son jar­din mais cette mic­tion est déjà le moteur du tra­vail de mémo­ri­sa­tion mis au ser­vice d’un ima­gi­naire hors de ses gonds.

L’Ignare en sait donc plus qu’il feint de le dire. Comme s’il s’amusait à ne mon­trer son intel­li­gence qu’atrophiée. Mais on ne peut demeu­rer dupe de celui qui est le non-dupe par excel­lence. Plus l’image se rap­proche — figu­ra­ti­ve­ment — du réel, plus elle en devient « dis­tante » par l’absurdité qu’elle génère. La poé­sie ne cesse de cares­ser le sens du détour et son infi­nie pos­si­bi­lité au moment où Tani­kawa décline l’espace et le temps char­gés des allu­vions de son his­toire et de celle du monde, de ses sou­ve­nirs et de ses songes.
Preuve que si le poème « ne pro­met » pas, il laisse envi­sa­ger  une récon­ci­lia­tion sinon avec le monde, du moins avec soi-même. Nous sachant ignares, nous deve­nons for­cé­ment plus intelligent.

jean-paul gavard-perret

Shun­taro Tani­kawa,  L’Ignare, tra­duit du japo­nais par Domi­nique Palmé, Cheyne édi­teur, 2014,  138 p. — 23 ‚00 €.

Leave a Comment

Filed under Poésie

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

Vous pouvez utiliser ces balises et attributs HTML : <a href="" title=""> <abbr title=""> <acronym title=""> <b> <blockquote cite=""> <cite> <code> <del datetime=""> <em> <i> <q cite=""> <strike> <strong>