Jean-Yves Le Naour, Les soldats de la honte

Un drame méconnu

La Pre­mière Guerre mon­diale a ampli­fié, par sa déme­sure, un phé­no­mène déjà observé par ailleurs, mais négligé, voire nié par le Haut État-major fran­çais. Dès les pre­miers jours du conflit, les méde­cins doivent faire face à des psy­cho­né­vroses aux symp­tômes extrê­me­ment variés qui vont de la sur­dité, la cécité, tem­po­raire ou durable, à la para­ly­sie des membres en pas­sant par des délires, des hallucinations…

Le corps des psy­chiatres, alié­nistes et neu­ro­logues est par­tagé, alors, entre : “…secours à l’humanité en souf­france et exi­gence patrio­tique de la gué­ri­son la plus prompte pour ren­voyer des sol­dats au front.” Nombre, cepen­dant, vont se faire les défen­seurs d’une thèse selon laquelle il n’y a pas de psy­choses de guerre. Des chiffres, des “études”, mon­tre­ront que les sol­dats ne déve­loppent pas plus de psy­choses qu’en temps de paix. Les troubles men­taux sont deve­nus un enjeu poli­tique et cessent d’être consi­dé­rés comme une mala­die. Les sta­tis­tiques res­tent approxi­ma­tives car nombre de situa­tions n’ont pas été appré­ciées à leur juste valeur.

On invente, alors mille rai­sons pour expli­quer ces psy­cho­né­vroses car l’hystérie est réser­vée, à cette époque, aux seules femmes. Des sol­dats de souche fran­çaise ne peuvent pas avoir les nerfs fra­giles. Ce sont les Alle­mands qui en souffrent. Mais de l’autre côté du front le dis­cours est le même. Ce sont les Fran­çais, avec leurs anté­cé­dents médi­ter­ra­néens, leur “insta­bi­lité latine” qui sont fra­giles. Les malades étaient pré­dis­po­sés. Cepen­dant, devant l’ampleur du mal, il faut trou­ver d’autres rai­sons. On met alors en avant l’alcoolisme, la syphi­lis ou une héré­dité char­gée, en un mot, ceux qui sont tou­chés sont des faibles qui, de toute façon, seraient tom­bés malades dans la vie civile. En l’absence de bles­sures, com­ment être cer­tain que le sol­dat est bien trau­ma­tisé et non un mau­vais Fran­çais, un simu­la­teur ?
L’auteur brosse aussi un tableau édi­fiant des inep­ties pro­fes­sées par ceux qui vou­laient exal­ter l’esprit patrio­tique. On peut com­prendre cette volonté, ce souci de mobi­li­ser contre un ennemi qui menace l’intégrité d’un pays et la liberté de ses habi­tants. Cepen­dant, il y a une limite à l’annonce d’énormités telles que la supré­ma­tie ner­veuse des Fran­çais face à celles des Alle­mands, ou expli­quer, dans une com­mu­ni­ca­tion à l’Académie de méde­cine, que ces der­niers sont le maillon man­quant entre l’homme et le putois, qu’ils souffrent d’un dérè­gle­ment des secré­tions qui amène une puan­teur atroce, etc.

Puis Jean-Yves Le Naour décrit les thé­ra­peu­tiques appli­quées pour trai­ter ces psy­cho­né­vroses, com­ment des méde­cins se trans­forment en bour­reau. Il évoque des cas signi­fi­ca­tifs de sol­dats morts, fusillés après un pas­sage devant le conseil de guerre, pour aban­don de poste. Il pré­sente lon­gue­ment la révolte de Bap­tiste Des­champs qui a per­mis de révé­ler au grand jour ces psy­cho­né­vroses et leurs trai­te­ments. L’auteur com­plète son étude par une docu­men­ta­tion fouillée et expose, sans parti pris les dif­fé­rentes situa­tions, les prises de posi­tions des uns et des autres. Il montre com­ment, peu à peu, ces malades sont recon­nus mais sombrent dans l’oubli dès la vic­toire, les vain­queurs ne vou­lant rete­nir que l’esprit de sacri­fice des valeu­reux poi­lus.
Ce livre refermé, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur la valeur de nombre de décla­ra­tions de scien­ti­fiques. Si ‚en 1915, des méde­cins, des pra­ti­ciens pou­vaient débi­ter de telles stu­pi­di­tés, pour­quoi ceux de 2014 seraient-ils plus cré­dibles quand des inté­rêts éco­no­miques sont en jeu, des lob­bies  à la manœuvre ?

Jean-Yves Le Naour signe une remar­quable étude qui éclaire un volet volon­tai­re­ment caché de la Grande Guerre. Il montre la fra­gi­lité, mais aussi la force, de l’être humain face à des situa­tions ter­ribles. Il expose aussi jusqu’où peut aller l’imbécilité de cer­tains que l’on peut pen­ser intel­li­gent de par leur posi­tion sociale.

serge per­raud

Jean-Yves Le Naour, Les sol­dats de la honte, Per­rin, coll. « Tem­pus », octobre 2013, 224 p. – 8,50 €.

 

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