Le dernier superbe livre d’Imen Moussa comme son interview sont des invitations au voyage. D’abord dans l’intime de celle qui — forcée au silence — ne parlait d’abord que dans sa tête, ensuite dans ses voyages. Nourrie de cultures « premières » puis des mondes, son univers lie émotion et intelligence.
Poète, intellectuelle, elle est docteure en littératures française et francophone et enseignante de lettres modernes. Elle consacre ses recherches à la situation des femmes dans le Maghreb contemporain. Passionnée par la photographie et toutes les formes d’art, elle a lané en ligne «KalliÓpê» — plateforme associative et solidaire destinée à promouvoir les productions artistiques des femmes et est corédactrice en chef de la revue « Ana-Hiya : la femme maghrébine droit dans les yeux ». Son œuvre est l’advenue et la présence de la femme et de sa langue rendues à elles-mêmes. Elle est dépositaire de ce que nous ne savons pas encore sans elle.
L’auteure, à sa manière, contre toute régression ou repli, réinvente le monde remontant aux écrit premiers et les autres dans ses réinterprétations. Elle quitte ce qui devient une fin au profit de divers enjeux et d’immenses mouvements.
Entretien :
Qu’est-ce qui vous fait lever le matin ?
Les yeux encore clos de l’être aimé à mes côtés. C’est ce qui me donne le courage de me lever le matin. Oui, voir le paysage de l’amour autour de moi me donne la force. Le tendre sourire de ma mère et les yeux brillants de mon père y sont aussi pour beaucoup. Ça peut paraître futile, mais je suis une grande amoureuse de l’amour. Il est mon levier et mon oxygène. Ce sentiment me porte et me rappelle que la vie, en dépit de ses tumultes, vaut la peine d’être vécue. Ce sont toutes ces personnes aimées qui mettent de la vibration dans notre quotidien en le rendant savoureux.
Que sont devenus vos rêves d’enfant ?
J’en ai réalisé quelques-uns comme les voyages autour du monde. Dans le tourbillon des années, j’en ai laissé s’échapper certains, comme le rêve de devenir psychologue. Puis, j’ai la conviction que d’autres m’attendent encore sur le quai de la gare de l’âge. Ils attendent que je déboule un beau matin pour les emmener là-bas, là où je peux leur donner une existence à ma manière.
A quoi avez-vous renoncé ?
J’ai renoncé à ma tranquillité. Depuis que j’ai commencé à interroger le monde et à écrire sur lui, j’ai renoncé à la quiétude de mon esprit. En effet, il ne se passe pas un jour sans que je me demande où allons-nous dans une terre en destruction. Sous le feu de la guerre et suffocant dans l’imbécilité ambiante des réseaux asociaux, où allons-nous comme ça ? En y pensant, je déterre la mémoire du temps pour essayer de voir quelque chose dans ce tableau de la haine qui nous submerge de partout. Je ne suis pas pessimiste, c’est pourquoi je claudique comme je peux dans ce marasme. Mes mots sont une humble tentative de rappeler à celles et ceux qui me lisent que le courant nous emporte. Progressivement, sans que je ne m’en rende compte, j’ai renoncé à la douceur de l’insouciance depuis que notre histoire collective a commencé à me happer et à s’inscrire en moi. Je vous avoue que ça me pèse depuis un long moment. Cependant, je vous rassure aussi, j’ai appris récemment à mettre un peu plus de distance entre mon univers intérieur et ce flux d’intranquillité que m’inspire l’actualité. Je fais cela pour préserver le crépitement de mes rêves, parce que j’ose encore espérer des peuples en paix. J’y crois de tout mon cœur.
D’où venez-vous ?
Géographiquement parlant, je viens de Bizerte, une petite ville côtière au nord de la Tunisie. Existentiellement parlant, je viens de tant d’autres territoires et de plusieurs cultures avec tant d’identités. Je viens de toutes mes lectures, de mes expériences de vie, de mes solitudes et des liens que je tisse avec les autres. Je viens des traces qu’on a laissé en moi et des couleurs de mon époque.
Qu’avez-vous reçu en “héritage” ?
Le silence, c’est ce que j’ai eu comme héritage. Je viens d’une famille très taiseuse où on a du mal à verbaliser ouvertement notre affect. C’est certainement pour ça que, depuis toute petite, je parle beaucoup dans ma tête. Jusqu’au jour où j’ai ressenti le besoin urgent d’aller vers l’écrire pour évacuer ce trop-plein de mots qui m’habitait. Ainsi, je suis allée explorer les lisières de ce silence et au-delà afin de construire mon propre rapport au langage. D’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, je ne suis pas douée quand il s’agit de m’exprimer ouvertement de vive voix, j’ai du mal à dévoiler mes pensées par la voix. Je ne suis pas loquace. Mon refuge le plus solide reste le mot écrit.
Un petit plaisir — quotidien ou non ?
La boxe thaïlandaise, un sport entré dans ma vie par hasard il y a quatre ans et qui est devenue un plaisir quotidien. C’est semblable à un alphabet nouveau qui se matérialise dans les mouvements du corps et la force mentale. Ce sport me permet d’explorer d’autres facettes ignorées de ma personne. Il m’apprend surtout un nouveau rapport à la douleur, mais aussi à la résistance.
Définissez-vous votre poésie comme féminine (ou féministe) ?
Je ne peux pas trancher sur cette question. Je vous dirai simplement que nous vivons dans une époque où les droits des femmes sont encore en construction dans certaines parties du monde. Dans d’autres parties, ces droits commencent à être bafoués. Nous assistons à un retour en force des pensées misogynes. Les crises politiques, économiques et sanitaires n’arrangent pas les choses. Il faut croire aussi qu’il existe encore tant de silences autour des femmes. Nombreux sont ceux qui se détournent du sujet car il dérange encore. Si je fais le choix d’évoquer le thème du féminin dans mes écrits, c’est simplement en réponse à ce que je vis. En tant que femme, je suis personnellement concernée. Je suis interpelée par la recrudescence des féminicides, les mariages des mineures, les violences gynécologiques, les corps brimés ou hypersexualisés, l’invisibilité politique et les travailleuses surexploitées… Toutefois, pour être précise, je dirai que ma poésie est à l’écoute du monde et de toutes ces injustices. C’est le fruit d’une réalité sociale en ébullition. C’est ce qui me laisse aux aguets. C’est pour cette raison que j’écris également sur tant d’autres thématiques comme les crises politiques, les crises écologiques ou encore le rapport au handicap.
Ma poésie est le lieu des révoltes qui m’habitent et de ces crises gigognes dans lesquelles on se trouve. Chaque vers est une tentative de construire quelque chose à mon niveau. Peut-être parviendrai-je à combler les béances par un mot ! Alors, qu’elle soit féministe, féminine, écoféministe ou je ne sais quelle autre terminologie qu’on attribue à mes écrits, cela est sans importance. Ce que je veux, c’est que ma poésie soit essentiellement attachée aux êtres et qu’ils s’y reconnaissent dedans.
Comment liez-vous souffrance, violence, résistance et liberté ?
Ces termes me renvoient à une idée principale : ne pas être le captif ou la captive de personne. Pour y parvenir, il faut résister, s’accrocher à son authenticité et être le personnage de sa vie. C’est ainsi qu’on préserve notre liberté. Toute forme de violence ou de souffrance sera ainsi nulle.
Quelle est la première image qui vous interpella ?
J’aime beaucoup la photographie. L’éclosion de cet art nous donne une perception particulière de nos sociétés. Tant d’images ont marqué nos esprits. La première qui me vient en tête est celle de « la petite fille au napalm ». Il s’agit de l’enfant de neuf ans dont le village fût bombardé, en août 1972, par l’armée sud-vietnamienne et qui courrait sur la route nue alors que les flammes étaient derrière elle. Cette prise nous montre l’enfer que l’humain est capable de semer sur Terre. Je suis d’autant plus marquée par cette image que ce chaos est encore présent en 2024. En effet, des photographies similaires circulent sur la toile et dans les médias montrant de bébés et d’enfants calcinés sous les bombardements dans des pays en sang.
Ce sont les enfants qui me touchent le plus, car ils sont selon moi les plus vulnérables. Du jour au lendemain, on rase leur ville et ils se trouvent sans leurs parents. Que deviendront ces enfants survivants qui grandiront dans les traumatismes ? À mon avis, les dirigeants du monde n’apprennent pas des erreurs passées et reproduisent le même schéma des massacres de masse. La cruauté semble inhérente à l’humain. C’est pourquoi je pense que notre siècle porte et portera encore les stigmates des guerres, celles qui sont passées et celles qui se déroulent en ce moment. L’horreur de notre temps, siècle de toutes les folies, se gargarise inlassablement de sang, dans une impunité aberrante.
Et votre première lecture ?
Mes origines sociales ne me prédestinaient pas à nouer un rapport avec les livres. Issue d’une famille d’agriculteurs et d’ouvriers, installés entre Aix-en-Provence et Bizerte, les livres n’étaient pas des objets présents dans notre espace de vie. J’avais bien sûr le droit à des histoires pour enfants avant de dormir, mais c’était ma grand-mère qui me les contait oralement, ses pures inventions. Elle était douée. Aussi, mis à part quelques textes lus sans grand intérêt, dans le cadre scolaire, mon arrivée à la lecture était tardive. Mon premier contact avec le livre fût un concours de circonstances, lorsque je suis tombée par hasard sur Parole de femme d’Annie Leclerc qui traînait dans un tiroir chez mes grands-parents. Il me semble que j’avais à peu près dix ans. Cette rencontre, « inappropriée » pour mon âge, m’a fait découvrir les univers que pouvaient contenir les pages. J’ai dévoré cet ouvrage avec ses mots aussi compliqués les uns que les autres. J’ai déchiffré dans le dictionnaire chaque expression, en secret, car, par instinct, je savais que ce que je lisais était tabou chez moi. Étrangement, ce que je lisais résonnait dans la tête de la fillette que j’étais. En ouvrant ce tiroir, j’ai ouvert ma boulimie livresque, j’y ai découvert par la suite l’amour de Jacques Prévert pour Barbara, “Les Destinées” d’Alfred de Vigny et Marcel Proust. C’étaient des livres que mon grand-père avait ramenés et entreposés là pour ses prochaines brocantes.
Quelles musiques écoutez-vous ?
Révéler ma playlist musicale reviendrait à vous révéler le capharnaüm qui habite mon esprit. En réalité, je pense que cette question rejoint en quelque sorte ma réponse à votre question précédente « d’où venez-vous ?». Etant donné que je viens de partout et que je suis un tissage de plusieurs identités, j’écoute un peu de tout. C’est selon l’humeur du moment. J’écoute le Malouf tunisien (d’inspiration andalouse), le rap français, la musique classique, le Rai Algérien et le Châabi égyptien. J’écoute aussi la chanson engagée libanaise, la variété française, le Mezwed tunisien (cornemuse), la musique soul… J’affectionne particulièrement les chansons à texte. En ce moment, c’est le rappeur parisien Impar qui m’accompagne quand je suis sur la route. Cependant, quand je suis dans le calme de mon appartement, j’écoute le groupe syrien Tkat qui reprend le folklore de son pays avec de magnifiques accompagnement au luth.
Quel est le livre que vous aimez relire ?
Sans hésitation, la pièce de théâtre « Forêts : le sang des promesses » de l’auteur et metteur en scène libanais Wajdi Mouawad. Je considère ce livre comme la quintessence des pièces de cet auteur. Dans une grande poésie, ses mots racontent la marche qui mène à l’invention et à la quête de soi. Une marche qui se construit souvent chez lui dans le tumulte de l’héritage inconscient dont ses personnages sont porteurs.
Quel film vous fait pleurer ?
J’évoquerai plutôt deux films qui me font pleurer : « Capharnaüm » de Nadine Labaki et « À corps perdus » (Non ti muovere) de Sergio Castellitto. L’un parle de la misère des enfants qui tentent de survivre dans la pauvreté et dans l’indifférence tandis que l’autre nous donne à voir la misère des cœurs amoureux passés à côté de la vie qu’ils souhaitaient vivre. Les deux films sont une occasion de comprendre où se logent dans notre vie toutes ces choses que nous n’avons pas vécues ? (les rencontres que nous avons raté, les amours que nous n’avons pas assumés, les enfants que nous n’avons pas eu…).
Quand vous vous regardez dans un miroir qui voyez-vous ?
Je vois les yeux et les joues de la fillette rêveuse que j’étais. Je vois aussi la femme combative que je suis devenue. Je vois ma mère à qui je ressemble physiquement beaucoup, mais aussi toutes les femmes qui m’entourent, avec qui je fais corps et de qui j’ai beaucoup appris.
A qui n’avez-vous jamais osé écrire ?
Aux hommes politiques de mes deux pays et d’ailleurs. Je n’ai jamais osé leur écrire pour penser le monde avec eux. J’aurais aimé leur dire de se réunir au plus vite pour mettre fin au génocide que nous observons actuellement dernière nos écrans en toute impuissance. Puis, après ça, s’il leur reste un peu d’énergie, je leur demanderais de s’occuper en urgence de la terre dont les ressources s’appauvrissent de jour en jour pour remplir les caisses des plus forts. J’aurai une longue lettre à leur écrire pour leur parler de la vie des petites gens qui aimeraient encore respirer convenablement…
Quel(le) ville ou lieu a pour vous valeur de mythe ?
C’est une question assez difficile pour l’amoureuse des pays que je suis. Il y a tant de villes qui ont une valeur de mythe pour moi comme Lalibela en Ethiopie, Quba en Azerbaidjan ou encore Isphahan en Iran. La liste est longue. C’est pourquoi, pour vous répondre, je choisirais plutôt un lieu ; le toit de la maison traditionnelle où j’ai grandi à Menzel Jemil. Ce lieu, en hauteur, baigné de soleil, peint à la chaux blanche et qui donne sur le cimetière de la ville était mon refuge. C’est là où, enfant, je passais de longues heures à savourer la chaleur du soleil sur ma peau, à regarder les oliviers et les palmiers du cimetière que je voyais comme un immense jardin. C’est là que j’ai appris la contemplation.
Quels sont les artistes et écrivains dont vous vous sentez la plus proche ?
Ma sensibilité va naturellement vers les artistes qui portent des formes de vies singulières dans leur art. J’aime aller vers les personnes dont la création ne me met pas à l’abri. Quelle que soit sa forme, je vais volontiers vers l’art qui me fait pleurer, qui m’inquiète, qui m’agite, me surprend et me pousse à m’interroger. C’est avec eux que je rentre en écho. Je me sens proche de celles et ceux qui, par l’intermédiaire de leurs œuvres, agitent plus fortement nos secousses intérieures. De toute évidence, ce sont ces artistes-là qui portent le plus de lumière dans ce qu’ils forgent et parviennent à la faire pénétrer en nous avec tant de sincérité.
Qu’aimeriez-vous recevoir pour votre anniversaire ?
Je veux qu’on m’offre du temps. Du temps suffisant pour rentrer dans une solitude méditative dans les montagnes de la Mongolie. Ces dernières années, je ressens un besoin urgent d’aller loin du tumulte des jours pour repartir à l’exploration la nature.
Que défendez-vous ?
Parfois, je préfère dire que je ne défends rien, ni personne car c’est une grande responsabilité de porter la voix des autres. Parfois, par les livres ou par la voix, je me retrouve à défendre les mutilés.ées de la vie, les exilés.ées de l’être, celles et ceux qu’on chasse à coup de sang de leurs terres. C’est inévitable, je parle des âtres qu’on invisibilise au nom d’un sexe, d’une religion ou d’une appartenance.
Que vous inspire la phrase de Lacan : “L’Amour c’est donner quelque chose qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas”?
Je ne suis pas du tout d’accord avec cette phrase. Chacun a son expérience avec l’amour. Toute personne regorge d’amour et toute personne veut en recevoir. C’est ce sentiment, dans son essence la plus noble qui dessine nos liens. Il représente un besoin vital. L’amour, conjugal, filial ou amical nourrit chacun d’entre nous. Pour moi, l’amour est une boussole intime, indispensable pour ne jamais se perdre. Alors, j’estime que nous n’en donnons jamais assez et nous n’en recevons jamais assez.
Que pensez-vous de celle de W. Allen : “La réponse est oui mais quelle était la question ?“
Cette question me fait sourire parce que j’ai mis du temps à apprendre à dire non pour préserver mon énergie. Exprimer son refus n’est pas une affaire facile surtout que nous avons été conditionnés depuis l’enfance à plaire par l’obéissance. Un enfant sage est un enfant qui dit oui à tout. Aussi, le « non » déplaît souvent. C’est un signe de désobéissance. Il contrarie le récepteur, surtout quand il s’agit de refuser une demande qu’on nous formule. Contrairement à W. Allen, je continue à dire « non » en attendant de démêler la situation.
Entretien et présentation réalisés par jean-paul gavard-perret, pour lelitteraire.com, le 5 novembre 2024.